Qui ou quoi a créé tout ?

Le monde est d’une complexité inouïe. Non seulement nous sommes des êtres extrêmement diversifiés mentalement mais notre constitution est tout aussi complexe. En lisant un article sur la machinerie cellulaire vous vous demandez : Comment tout cela tient-il debout ? Par quel miracle le métabolisme ne devient-il pas un chaos ? Et surtout, comment un processus aussi sophistiqué a-t-il pu s’édifier “par hasard”, si on le croit spontané, apparu sans intention extérieure ?

L’idée semble tellement absurde que les religions s’affilient encore la majorité des esprits. Un Grand Créateur est une explication assimilable par tous. Il représente la puissance de l’intention, peu importe comment elle est parvenue à ciseler cette incroyable réalité. Dieu symbolise le contrôle, par opposition au hasard. Le contrôle semble bien plus compétent que le hasard pour construire, ordonner, assembler les pièces du puzzle univers. Est-ce bien le cas ?

Pour en juger, scrutons les experts les plus accomplis du contrôle à ce jour : nous-mêmes. Dans le ‘nous’, j’intègre prétentieusement tous les cerveaux humains hébergeant des connaissances supérieures aux miennes. De quoi est donc capable l’Humanité, version la plus approchée du Grand Créateur dont l’existence nous soit certaine ? L’Humanité comprend, explique et reproduit un nombre croissant de phénomènes. Possède-t-elle un contrôle intégral sur un seul d’entre eux ? Non, pas vraiment. Réfléchissez-y. Nous contrôlons les phénomènes avec d’autres. Utilisation systématique d’instruments. Y compris de notre corps, dont nous ne pouvons prétendre avoir le contrôle intégral. Nous sommes à bord. D’innombrables automatismes permettent de s’en servir sans former une intention particulière. Aucun phénomène, qu’il s’agisse des propriétés d’un objet, d’un élément biologique ou mental, ne nous est connu intégralement jusqu’à ses mécanismes les plus fondamentaux. Ceux-ci restent hypothétiques. Notre contrôle est un rétro-contrôle, juché par dessus une complexité préexistante que nous ne pouvons que représenter.

Nos intentions sont des rétrocontrôles. L’esprit est secoué de surprises en découvrant la réalité physique des objets qu’il utilise quotidiennement, des phénomènes naturels qu’il observe depuis la nuit des temps. Nul besoin d’un contrôle total sur eux pour s’en faire des alliés. Il suffit de modéliser quelques aspects de leur fonctionnement. Quelques rétro-contrôles physiques placés au bon endroit et l’objet ou le phénomène influence sa course pour rejoindre notre prédiction.

L’extension temporelle de nos prédictions est limitée. Même en disposant d’un modèle scientifique rigoureux, sa validité est contingentée par la stabilité du contexte. Ultimement le scientifique postule la stabilité des ‘lois naturelles’ pour installer sa logique. Il faut un ordre préexistant pour édifier les suivants. Même alors, les aspects trouvés par l’ordre au fil du temps deviennent imprévisibles, inéluctablement. La science est coincée entre deux inconnus, hypothétique origine et futur incertain. Seule une tranche de réalité nous est accessible.

L’Humanité, meilleur ingénieur universel disponible, se fait surprendre aussi bien par son passé que son futur. Racine et sommet de la dimension complexe disparaissent dans le flou. Surtout, nous n’avons aucune raison de penser que la situation changera pour nos successeurs. Certes nous décryptons la réalité à marche forcée pour agrandir la tranche où opèrent nos rétro-contrôles. Mais rien ne suggère qu’il soit possible d’atteindre une extrémité, fondation ou intention ultime. Seules quelques convictions très personnelles animent un discours contraire. Aucun de ces croyants n’a accès à une globalité extérieure à la réalité. Convictions situées à l’intérieur, dans une tranche minuscule. Quelle valeur ?

L’Humanité, en tant qu’approximation la plus voisine du Grand Créateur, appréhende et rétrocontrôle une fraction de ce qui existe, sans espoir de l’englober. Les religions, pour rester cohérentes, gardent un mystère impénétrable entre Dieu et nous. La science envoie ses sondes dans le mystère sans pouvoir le dissiper entièrement. Dieu n’est pas plus accessible que le hasard. L’un comme l’autre sont définitivement hors de notre portée.

En quoi, dans ce cas, peuvent-ils rendre service à notre entendement ? Le rôle du concept ‘Dieu’ est le plus facile à saisir. Il permet de mieux se comprendre soi-même. Dieu est l’idéal présidant à nos intentions. Pas facile d’analyser l’ensemble de nos réactions. Nous sommes capables de nous surprendre nous-mêmes. Commençons par expliquer nos propres désirs. Dieu est en quelque sorte celui qui a tout compris de lui-même puisqu’il est ‘tout’. Sa valeur en tant que direction collective est précieuse. Les religions ne l’ont pas toujours placé sur les bons rails, mais la simple possibilité des voies est une arme contre le chaos. Notez que ‘Dieu’ renforce notre intention, nous permet de la comprendre et la réorienter, mais ne contient aucune explication. Inacceptable pour le non-croyant.

Le concept de hasard est plus difficile. Comment peut-il fabriquer de l’ordre, et finalement de l’intention ? Il aura fallu plusieurs siècles de science patiemment tissée, avec une accélération remarquable sur le dernier, pour apporter une réponse. Les processus que nous regroupons sous le terme de ‘hasard’ explorent perpétuellement leurs relations. Ils tombent sur des résultats stables. Création d’une permanence temporelle, parfois impressionnante (un proton dure 10… années). Entre ces organisations devenues ‘éléments’ apparaissent des relations d’ordre supérieur. Un nouveau plan de réalité s’est formé. Matérialisation de la dimension complexe. Tout contexte relationnel identique reproduira la même organisation. Ici le hasard devient ébauche d’intention. L’empilement des niveaux de réalité épaissit cette intention en la rendant plus complexe, plus intégrative, plus fragile aussi. C’est l’histoire racontée par Surimposium, débouchant sur la puissance de nos représentations mentales.

Dans cette direction l’intention s’explique mais ne s’éprouve pas. Il faut le ‘hasard’ pour expliquer et ‘Dieu’ pour éprouver. Chez les non-croyants, ‘Dieu’ est l’auto-observation consciente. Nous nous sommes réappropriés Dieu. Mais cela ne fait pas disparaître ce qu’il symbolise. Nous avons besoin d’une intention supérieure pour comprendre l’expérience consciente. C’est le concept du ‘double regard’. Ni le regard ontologique ni celui épistémique de la conscience ne sont réductibles l’un à l’autre.

Revenons au problème de savoir qui ou quoi a créé tout cela. Tout s’arrange ! Il n’est plus nécessaire de se référer à un Grand Créateur définitivement isolé dans son mystère, très peu humain finalement pour cette raison. L’Humanité n’est plus sa fille supposée. La voici débarrassée de l’obligation de contrôle total, de succéder au Grand Créateur, afin que tout s’explique. L’Humanité reprend son rôle d’observateur. Elle peut éprouver l’instant, se faire surprendre, s’étonner du passé et du futur, rétro-contrôler les choses, montrer de la curiosité pour ce qui lui échappe. Elle retrouve sa liberté, car pour posséder un libre-arbitre il faut être environné d’inconnu. L’intention n’existe qu’au sein d’un choix de possibilités et non d’une solution advenue. L’intention naît dans la matière sur la précarité des solutions trouvées et pas seulement dans leur stabilité.

Nous avons réattribué au hasard la responsabilité d’organiser l’essence des choses, leur réalité intégrale. Le réel s’est auto-constitué. Nous sommes à bord. Profitons de notre statut de passager de 1ère classe pour apprécier toutes les saveurs de l’univers traversé. Les atomes, dans la fournaise de la salle des machines, sont moins confortablement attablés.

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La science est-elle une vraie connaissance ontologique ?

L’information ontologique n’est pas ce qu’elle paraît. Pour comprendre ce qui va suivre, il vous faut 3 ingrédients principaux :

Le double regard : une partie de l’esprit simule les processus du réel (pôle Réel), une autre lui porte intention (pôle Esprit). Regards ascendant et descendant échangés entre les deux.

-L’information : ascendante elle est quantitative (issue de micromécanismes communs). Descendante elle se divise en une infinité de qualités différentes propres aux individuations qu’elle forme.

L’ontologie véritable est inaccessible : nous ne pouvons pas accéder à l’informessence authentique du réel. Le regard ascendant est un succédané qui a besoin d’installer une fondation arbitraire au réel pour démarrer. Actuellement c’est à partir du vide quantique et des champs élémentaires qu’il construit un pseudo-regard ontologique.

Un problème apparaît dans la définition de l’information : Pourquoi une qualité lui apparaît-elle avec le regard descendant tandis que seules des quantités sont vues par le regard ascendant ? Les deux regards se concentrent sur la même chose : une structure d’information. L’information étant la brique fondamentale, possède-t-elle intrinsèquement une qualité ou non ? Si le regard descendant est seul à la voir, l’ascendant peut prétendre que c’est une illusion.

Mais le troisième ingrédient nous permet de contredire cette affirmation : le regard ascendant n’est pas véritablement ontologique. Il se contente d’appliquer une forme à quelque chose qu’il ne peut pas saisir par essence. C’est-à-dire que l’information purement quantitative, que nous avons déclarée ontologique, ne l’est pas. Elle se réfère toujours à une gestation inconnue du réel, vers laquelle nous ne savons que lancer des hypothèses mathématiques.

Notre esprit ne sachant que donner une forme à cette exégèse, il abandonne la notion de substance. L’information est purement quantitative pour le regard ascendant parce qu’il ne sait pas quoi lui adjoindre. Il n’en voit pas la nécessité. La structure d’information tient en place toute seule. Mais rend-elle compte de toute la réalité ?

Non. Absolument non. Elle ne rend justement pas compte du qualitatif, dont il est impossible de se débarrasser pour une raison première : nous l’éprouvons en tant que conscience. C’est notre expérience la plus fondamentale, celle qui n’a jamais varié alors que le savoir, lui, entreprenait une longue suite de mutations. Qui ne sont pas terminées.

Le pôle Réel change, l’expérience du pôle Esprit demeure. L’ancrage le plus solide est là. Paradoxalement c’est l’origine du regard descendant qui est la plus fiable et permanente, tandis que celle du regard ascendant prétend être plus fondamentale mais navigue en fait vers ces profondeurs au gré des progrès de la science.

Donc il manque quelque chose à l’information quantitative pour décrire intégralement la réalité. La forme est un placage du pôle Réel sur l’essence de la réalité. Elle oublie quelque chose. Avec ses qualia, le pôle Esprit est plus proche de cette essence… puisqu’il en fait partie. Nous sommes monistes. Si l’esprit éprouve, c’est que le réel fait de même. Il n’est pas qu’une suite de chiffres.

La conclusion est alors celle-ci : nous ne devons pas séparer substance et information dans l’ontologie du réel. Le réel est un. Les séparations ne sont là que pour permettre à notre esprit de le saisir, de s’en décaler. La forme est propriétaire du pôle Réel. C’est bien l’apparence du réel pour l’esprit et non l’essence du réel. L’information quantitative est une réduction du réel à son apparence. Si nous disposions d’un regard ontologique authentique, alors quelque chose de plus s’ajouterait à cette information quantitative. C’est ce quelque chose de plus que le regard descendant traduit en qualités.

L’ontologie est bien qualitative. Le regard ascendant rate ce qui est mis en forme. Il l’oblitère derrière des notions telles que chaleur, énergie, changement. Qui n’ont pas d’explication ontologique. Aucune force, aucun champ, aucun algorithme ne permet de les définir.

C’est en donnant à toute chose réelle la possibilité d’éprouver sa qualité que nous devenons véritablement monistes.

Le paradoxe est que nous ôtons les qualités de la réalité en utilisant exclusivement le pôle Réel de l’esprit pour la décrire. Celui-ci utilise l’information en tant qu’outil descriptif, technicité logique purement virtuelle. En se désolidarisant du pôle Esprit, le pôle Réel réduit la réalité à son aspect structurel. C’est le matérialisme éliminatoire. Il n’arrive à décrire la réalité qu’en éliminant sa propre expérience. Ce qui en fait un faux monisme, et un authentique dualisme entre réalité concrète et monde des illusions.

Renversement épistémique de l’information ontologique : c’est bien l’esprit, par le pôle Réel, qui réduit l’information ascendante à un langage quantitatif. La conception de l’information qui domine la science actuellement est subjective. Elle ne peut être objective qu’en réintégrant sa part qualitative. En effet tout observateur qui détermine cette qualité, qu’il s’agisse d’un esprit humain ou de choses qualitativement identiques, est inclus dans la même réalité moniste.

Le regard ascendant ne l’est que d’une fondation conceptuelle et est faussement ontologique. C’est vrai aussi pour le regard descendant. Il s’ancre en fait sur une fondation conceptuelle à propos de ses propres modes de fonctionnement mentaux. Il est faussement épistémique. Ce n’est pas la fusion consciente qui juge ses parties, mais des parties conceptuelles qui jugent les processus conscients. Direction ascendant à l’intérieur même de l’esprit.

Le seul véritable regard descendant est l’expérience des processus. C’est éprouver le fonctionnement de l’esprit, la séquence des processus surimposés dans la dimension complexe. L’analyse du processus est toujours ascendante, son résultat éprouvé est toujours descendant.

Heidegger a dit : « La science ne pense pas ». Le philosophe traduit ainsi l’idée que la science soit une pure approche ontologique. Elle est fausse. La science pense depuis la représentation qu’elle place à la base de la dimension complexe. Tandis que les représentations non scientifiques (art, religions, fictions) occupent le sommet. Les scientifiques sont fortement contingentées par l’essence du réel, mais toutes sont des productions de l’esprit.

L’histoire de la science est celle d’une religion bouleversée par des changements radicaux de dogme. L’essence du réel, elle, n’a jamais varié. Il faut bien qu’elle ait été pensée pour que ses apparences aient autant changé. Comment son masque pourrait-il être modelé sans quelques fictions ? La science est une interaction permanente entre les pôles Esprit et Réel, au même titre que la philosophie.

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Peut-on éteindre la controverse entre déterminisme et indéterminisme ?

Une race d’extra-terrestres observe la Terre. La différence d’échelle de taille et de temps avec eux est telle que l’activité humaine leur semble un ballet frénétique de grains infinitésimaux, aussi aléatoire que des poussières dans un courant d’air. Impossible, pour ces E.T., de prédire le mouvement de ces grains sauf à l’aide d’une méthode originale : ils peuvent, grâce à une impulsion, matérialiser d’autres particules à la surface de la Terre. Les humains voient ainsi surgir du néant ce qui est pour eux les mets les plus délicieux.

Les humains se précipitent pour s’empiffrer, puis lèvent les bras vers le ciel et chantonnent des prières de remerciement. Les scientifiques E.T. observent les grains minuscules se rassembler et émettre des ondes mélodieuses. Ils s’étonnent de cette physique bizarre : le mouvement des grains est impossible à prédire sauf quand l’impulsion interagit avec eux. Plus stupéfiant encore : les grains, indépendants en temps normal, se superposent au même endroit, amplifiant la mélodie unique. Les E.T. décident d’appeler ce phénomène ’intrication cantique’…

La théorie quantique. Les ouvrages de vulgarisation se font un devoir d’insister sur l’éclatement de notre vision de la réalité qu’elle induit. Mais la connaissance n’est-elle pas une suite de renversements du même genre ? Peu avant la plénitude des choses matérielles avait laissé la place à un vide immense, habité seulement par d’infimes points atomiques. Effacement de la substance. Le temps absolu s’est aussi révélé un leurre. Nous voici accompagnés de notre temps personnel, partagé avec des voisins seulement parce qu’ils évoluent à une vitesse relativement proche de la nôtre. Les points de matière se révèlent être une superposition de probabilités. Est-ce une évanescence beaucoup plus terrifiante que les précédentes ? La réalité est toujours palpable, nos sens nous montrent la même. Elle s’est seulement enrichie, grâce à des technologies étonnantes. Ce sont des plans de réalité supplémentaires qui se créent, pas les précédents qui s’évanouissent.

Je trouve même la théorie quantique des champs curieusement rassurante : elle décrit la réalité à son échelle avec une précision inouïe, et remplace le néant par des lignes de champ et une populace quantique virtuelle grouillante. Jamais le vide n’a été occupé si densément ! Je ne m’étonne plus qu’il soit épuisant de marcher une journée entière, même sans obstacle apparent…

Pour les physiciens, derrière le désagrément de mathématiques difficiles à s’approprier, le regain d’assurance est patent. Désormais la réalité s’affranchit de discussions philosophiques insolubles sur essence et substance. Tout a lieu dans des espaces mathématiques.

Les particules de matière sont devenues excitations d’un champ qui leur est spécifique. Chacune est une onde de la plus petite intensité possible rapportée à l’énergie de la particule. Elle se promène dans son univers personnel. En l’absence de particule, les champs sont toujours présents, au repos, comme une mare sans ride quand aucune brise ne souffle. Mais en fait ils ne sont jamais complètement immobiles, ils oscillent légèrement : fluctuations quantiques attendues par le principe d’incertitude d’Heisenberg.

Le terme ‘particule’ n’est plus adapté. L’individuation quantique peut être aussi bien point, onde, nuage. Ses propriétés ne lui appartiennent plus. Elles n’apparaissent que dans les interactions avec d’autres champs. Cet individu connu seulement de manière mathématique s’appelle désormais ‘quanton’.

Vous connaissez certainement l’expérience de la double fente, dont les variantes montrent toute l’étrangeté du monde quantique. Un photon transite entre émetteur et récepteur par 2 fentes A et B. S’il ne rencontre pas d’interaction, il est impossible de dire s’il passe par la fente A ou B. Il produit une interférence avec lui-même sur le récepteur.

Si un appareil quelconque interagit avec le photon pour savoir s’il passe par A ou B, l’interférence est détruite. L’existence de cette information suffit. Pas besoin de la montrer. Par exemple polariser le photon par le passage à travers une plaque de mica, sans chercher à mesurer sa polarisation ensuite, détruit l’interférence. Si l’information à propos du trajet est annulée (par exemple le photon repasse par une plaque de polarisation à 45° qui change aléatoirement son état polarisé), l’interférence réapparaît.

Ce phénomène quantique ne touche pas que les particules élémentaires, mais aussi les molécules. NH3 a deux configurations spatiales possibles : l’atome d’azote au-dessus ou en dessous du triangle formé par les 3 atomes d’hydrogène. La molécule est dans un état superposé des deux configurations tant qu’une interaction n’a pas précisé la position de N.

Conclusion : un quanton n’a aucune propriété définitive tant qu’il n’est pas impliqué dans une interaction. Emplacement spatial, moment cinétique, spin… toutes les propriétés sont concernées. La mesure de l’une d’entre elles la détermine (effondrement des états superposés dans un état unique appelé eigenstate), mais les autres deviennent impossibles à connaître (principe d’incertitude de Heisenberg).

Deux quantons sont chacun dans leurs états superposés et présentent ensemble toutes les combinaisons de ces états. Une interaction entre eux peut réduire les combinaisons possibles pour une propriété. ‘Intrication’ : mesurer la propriété pour l’un des quantons indique l’état de l’autre. L’intrication ne tient pas compte de la distance séparant les quantons. C’est l’ensemble des 2 quantons qui possède la superposition des états et non plus les quantons individuels. Quand l’ensemble a un état défini, ceux des quantons individuels ne le sont pas. L’ensemble est un niveau d’existence indépendant des parties.

Nous avons là un parfait exemple d’émergence ontologique, qui sonne le glas de l’éliminativisme. Pourquoi les micromécanismes ne sont-ils pas tout ? Parce que ceux-ci sont justement une vision réduite, arbitraire, de la réalité complexe. Les ‘forces élémentaires’ sont elles aussi conséquences de cette réduction arbitraire. Il faut leur ôter leur caractère fondamental. Il n’existe que des forces configurationnelles tout au long de la dimension complexe.

Pour nos quantons, le niveau d’existence ‘fusion’ ne fait pas disparaître celui des ‘parties’. Lors de transitions de phase quantiques, il existe une renégociation entre les parties et leur fusion. L’enfantement d’un niveau par le précédent est continuel. La primauté des parties est indéniable dans l’échange qu’elles entretiennent avec leur fusion.

Le microscopique a introduit des incertitudes étranges et inattendues. Il est tentant de penser que la fusion, en tant qu’émergence, se limite à l’échelon quantique. C’est le discours qui a prévalu jusqu’à la fin du XXème siècle. Un objet macroscopique est vu comme la réunion de ses éléments déterministes et non comme une fusion indépendante s’imposant à eux. Attention quand nous cherchons un exemple. Dans un livre de physique excellent par ailleurs je lis à l’appui de l’éliminativisme : « L’état d’un bureau est la somme des états de ses composants individuels (matériaux, livres, crayons…) et non un bureau imposant son état indépendant aux composants ». Malheureux exemple qui n’a rien d’une fusion. Le bureau peut être vu comme système organisé par un humain mais il n’a rien d’un niveau auto-organisé. L’organisation n’existe que dans l’esprit de son propriétaire. Simple collection d’objets. Un véritable exemple de fusion macroscopique est une bactérie, dont le destin (mouvement, composition, duplication, symbiose, etc) n’est compréhensible que de son niveau d’existence supérieur. Compréhensible en tant que fusion fonctionnelle et non en tant qu’assemblage d’organites (et encore moins de ses molécules). Tandis que le destin du bureau réside… dans l’attachement que lui porte son propriétaire.

Il existe des intrications authentiques dans le monde macroscopique, très loin de l’échelon quantique. Les esprits humains sont intriqués par des mèmes sociaux. Ces concepts clonés dans les structures mentales font décider d’actes similaires aux humains, quelque soit leur emplacement sur la planète. Les humains intriquent leurs mèmes en ayant lu le même ouvrage, ou tenu une discussion qui a coordonné les opinions. Les mèmes sont des codifications de schémas neuraux à l’existence physique indéniable. Comme pour l’intrication quantique, ils ont une distribution et non une localisation spatiale. Existence indépendante de l’endroit, que l’on tend à dire ‘virtuelle’ parce qu’information pure. Mais toute chose matérielle n’est-elle pas de même une structure d’information ? La frontière entre matériel et virtuel est gommée. Nous pourrions remplacer ces termes par ‘information physique localisée’ et ‘information physique distribuée’.

La dissolution de la frontière entre virtuel et réel va bien au-delà du monde quantique. Ce changement de paradigme radical impacte notre vision entière de la réalité. Pour le comprendre, revisitons en premier lieu la version la plus courante de ce paradigme :

Lorsque nous pensons ‘probabilité’ c’est en tant que possibilité virtuelle, éventualité de réalisation parmi d’autres. Une probabilité n’a pas de réalité. Pas encore. Pas tant que le fait n’est pas survenu. Or nous venons de voir que c’est faux au moins pour les faits quantiques. Tous les états d’une particule quantique sont bien réels, chacun affecté de son taux de probabilité. Le quanton est la superposition de tous ces états. Aucun ne peut manquer pour une représentation complète. C’est l’ensemble qui, lors d’une interaction, décide de son résultat. La totalité s’organise avec celle d’autres particules pour former une issue qui est également une superposition de probabilités.

Qu’en est-il des faits macroscopiques ? Avant sa survenue, un fait n’existe-t-il pas déjà réellement, dans les éléments qui forment sa probabilité de réalisation ? Ces éléments sont des piles de niveaux organisés depuis l’échelon quantique. Leurs propres existences sont avérées. C’est-à-dire que leurs probabilités constitutives sont stabilisées dans leurs existences actuelles. Un élément, ou un fait, est l’organisation finale des probabilités surimposées. Une probabilité n’est pas alors virtuelle, dans le sens où elle n’aurait pas encore d’existence. Elle est parfaitement réelle. Elle est simplement susceptible de disparaître au profit d’une autre lors d’une interaction. Comme toute autre organisation.

C’est l’étonnant changement de paradigme apporté par le monde quantique. Pas vraiment une théorie en soi. Plutôt une autre manière de regarder la réalité. L’existence des choses est bien celle que nous connaissons. L’unicité d’un élément ou d’un fait macroscopique reste la même. Ce n’est que dans la constitution, l’existence préalable devenue structure intime, que s’introduisent les probabilités. Chaque élément ou fait doit être vu comme agrégation de probabilités réelles, et quelque chose de plus en tant que cet agglomérat. Fusion qui correspond à la substance que nous attribuons habituellement aux choses.

Notre changement de paradigme éteint l’opposition entre déterminisme et indéterminisme. C’est leur alternance qui construit la réalité. La réalité cherche ses solutions d’organisation possibles en écrivant des probabilités bien réelles. Phase de relation indéterministe. Elle en choisit une. Phase d’organisation déterministe par dessus la structure sous-jacente. Lorsque nous regardons la réalité dans la dimension complexe : par la direction ascendante, elle se constitue de manière indéterministe ; par la direction descendante, elle est constituée de manière déterministe.

Conclusion précieuse pour notre propos : elle nous dispense de faire le choix d’une fondation déterministe ou indéterministe au réel. Un obstacle majeur disparaît. En effet, la théorie quantique est un modèle probabiliste vérifié par le haut, mais impossible à vérifier par le bas. Nous avons la confirmation descendante mais pas l’ascendante. Nous ne disposons pas de la résolution d’observation nécessaire, stoppée par la limite technologique. Impossible d’éliminer les thèses superdéterministe ou déterministe non-locale comme fondation de la réalité. Peu importe : nous n’avons plus besoin de fondation ultime et nous avons dissous l’opposition entre réalité déterminée et indéterminée.

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Qu’est-ce que la réalité ?

Vis-je dans « la » réalité ou dans « ma » réalité ? Plus de 99% de l’humanité aujourd’hui utilise le premier choix ou ignore la question. Même philosophes et neuroscientifiques, parfaitement avertis que chacun vit dans sa réalité personnelle, nous n’en tenons pas compte au quotidien. Pour nous comme pour les profanes, il existe « la » réalité, que beaucoup comprennent mal, que certains déforment tellement qu’il faut les placer à l’asile. Tandis que nous-mêmes sommes ancrés dans une réalité si proche de la vraie qu’on peut les confondre. Assimilation permise par le fait que nous la partagions avec nos collègues les mieux informés. Nous serions réticents à avouer que cette réalité est en fait une coalescence de mondes personnels assez ressemblants, tournant à proximité de la réalité en soi. Certes les idées scientifiques sont sur l’orbite la plus voisine de ce soleil inaccessible. Mais un esprit ne contient jamais des concepts d’une seule catégorie. Un scientifique peut s’éloigner sur une trajectoire plus fantaisiste, chevauchant émotion ou croyance, comètes aveuglantes.

Tous persuadés de percevoir la réalité en soi ! Les conflits entre groupes d’opinions s’en ressentent. Chacun estime sa coalition assez vaste et solide pour dire qu’il s’agit de « la » réalité. Devant une divergence, l’incompréhension est totale. Chaque groupe estime que l’autre vit dans une illusion. Argument d’autorité. Mis en face d’une contradiction, le groupe n’en démord pas. « La réalité en soi peut sembler étrange. Nous ne connaissons pas tout d’elle. Cette contradiction n’est pas un défaut. Il y a sûrement une explication. Vous feriez mieux de penser comme nous et nous aider à résoudre le problème ».

Le groupisme est dissimulateur. Dans le détail, les réalités individuelles sont moins proches qu’annoncé. Subodorons que les groupes radicaux sont ceux ayant peur de découvrir des choses déplaisantes chez leurs membres. La focalisation sur les idéaux doit être totale, laissant les défauts dans l’ombre. Pas de dissension. La version utilisée de « la » réalité est celle que le groupe souhaite voir advenir. Les autres doivent être activement éliminées. Le groupe semble ainsi se rapprocher d’une réalité monolithique. Or justement la vraie est unique. C’est la réussite !

Malheureusement cette approche est fondamentalement erronée. Aucune réalité en soi n’a été atteinte. Nos représentations ne font que la cerner. Un nuage d’approximations la moule mieux que les statues que nous édifions dans nos têtes. Images trop précises qui nous aveuglent au mystère nous séparant indéfiniment d’elle.

Pour étoffer ce nuage, notre réalité doit être perméable à celle des autres. Examiner leurs erreurs, voir si nos vérités n’en font pas partie. Diffuser notre esprit dans le nuage. Le resserrer autour de « la » réalité grâce à la variété de nos approches. Conclusion sur un paradoxe : savoir que l’on approche de la réalité unique, c’est l’avoir rendue multiple.

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Qu’est-ce que le double regard ?

Le double regard est une notion fondamentale sur la manière dont notre esprit appréhende la réalité. A propos de toute chose se séparent deux approches : 1) Comment la chose s’est-elle constituée ? 2) Comment la chose apparaît-elle dans le contexte où elle est formée ?

En considérant toute chose comme structurée, ces regards sont deux directions de la dimension complexe : 1) Le regard ascendant (des micromécanismes moins complexes vers la chose). 2) Le regard descendant (des observateurs plus complexes vers la chose).

A la conjonction de ces deux regards se trouve une même chose, sous deux aspects très différents :

1) Pour le regard ascendant la chose est une continuité d’interactions régies par des règles. Il n’existe pas d’« éléments » puisque toute individuation est elle-même issue d’interactions sous-jacentes. L’origine (virtuelle) ne voit pas les résultats mais seulement le processus se poursuivant.

2) Pour le regard descendant la chose est un résultat, une discontinuité, une individuation dotée de propriétés particulières. Les micromécanismes sont également des individuations. La réalité des choses apparaît comme un empilement de plans d’existence.

Le regard ascendant est voisin de l’ontologie des philosophes. La différence est que l’ontologie est inaccessible. L’origine des choses n’est pas connaissable. Elle n’est appréhendée qu’à travers des représentations propriétaires de l’esprit. Autrement dit le sommet de la dimension complexe simule les micromécanismes de la base. Le regard ascendant naît bien dans le mental et non dans la réalité en soi. Il est l’expression du pôle Réel, la partie de l’esprit consacrée aux représentations de la réalité, au non-soi. Le pôle Réel, en science, est fréquemment confondu avec la réalité en soi. Le scientifique assimile son mental à l’essence des choses. Non. Il est encore un intermédiaire, sinon il n’existerait jamais d’erreurs et de corrections en science.

Le regard descendant est voisin de l’épistémie des philosophes. Il assume sa subjectivité vis à vis des choses. Mais il est complètement objectif en tant que sensations éprouvées, identitaires. Le regard descendant est l’expression du pôle Esprit, la partie de l’esprit consacrée aux représentations du soi. Univers personnel indépendant de celui du pôle Réel, variablement accepté comme imaginaire.

Les deux regards sont forcément conflictuels. Ils regardent une même séquence d’états de manière contradictoire. Pour le regard ascendant la cause est devant le résultat. Causalité privilégiée. Pour le regard descendant le résultat est devant la cause. Finalité privilégiée.

Le conflit entre les deux regards est inévitable et nécessaire. C’est par lui que la chose n’est pas réduite à l’un de ses aspects (ce qui empêcherait de l’appréhender entièrement). La chose en soi n’est pas accessible, mais le double regard permet de la cerner. Rien n’est oublié. L’esprit cherche d’une part à s’éprouver comme la chose et d’autre part à la comprendre. C’est ainsi qu’il peut recréer la complexité de la chose, sans perdre de vue de ce qu’elle est en tant qu’entité.

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Qu’est-ce que le féminin et le masculin ?

Nous connaissons un dualisme franc, femelle/mâle, le sexe génétique. Il fonde une organisation complexe aboutissant à l’humain adulte. A cet étage le dualisme femme/homme est plus flou. Il a pu s’inverser, ou créer des catégories intermédiaires. Le genre a remplacé le sexe. Sans être complètement indépendant. Quel est alors le principe reliant sexe génétique et genre ? Comment le suivre dans le chemin qui sépare génétique et conscience de genre ?

Les paradigmes de nos gènes et nos consciences sont tellement séparés qu’il faut s’interdire d’appliquer l’un à l’autre. La biologie moléculaire ne rend pas compte du genre, les désirs conscients n’expliquent pas le jeu des chromosomes. Supposons que ces paradigmes, s’ils sont reliés, relèvent d’un principe plus fondamental que j’utilise constamment dans Surimposium : le conflit individu/collectif.

Rappelons que ce conflit n’est pas entre ‘moi’ et ‘les autres’, mais un dualisme présent dans chaque individuation, d’un côté “ce qui veut se séparer”, de l’autre “ce qui fait partie du reste”, par ses relations. Je suis ‘moi’ et aussi ‘partie du tout’ formé avec le reste. Le titre exact de ce conflit est : soliTaire versus soliDaire (T<>D).

Appelons ‘masculin’ le versant soliTaire de ce dualisme, et ‘féminin’ le versant soliDaire. Voyons ce qui en émerge.

La génétique est un produit de l’évolution. Les gènes mutent et survivent par la sélection des espèces. L’individu est capital pour l’espèce. Chacun est un nouveau modèle susceptible de montrer des talents décisifs. Le collectif est tout aussi essentiel. Les talents se répandent par coopération et mimétisme. L’évolution tend ainsi à exacerber les deux postures, soliTaire et soliDaire. Les individus forment des sociétés. La manière dont ils l’organisent pour équilibrer les deux postures antagonistes fait la compétitivité de l’espèce.

Cet équilibre, nous le retrouvons dans les gènes. Le dualisme du sexe marque l’exacerbation des postures soliTaire et soliDaire. A charge de chaque individu, ensuite, de les faire dialoguer en soi, puis au sein de ses congénères.

Le versant soliTaire est ‘masculin’, ai-je postulé. Se démarquer des autres par ses performances. Ma survie avant tout. Répandre ma semence le plus largement possible. Toutes ces incitations sont individualistes. Soutenues par une agressivité naturelle. J’impose mes choix. Le versant soliDaire est ‘féminin’. Prendre soin de la progéniture. Trouver le compagnon qui sait protéger. S’intégrer aux autres. Faire du groupe la cible majeure de la survie. Incitations collectivistes, soutenues par l’empathie et la compassion. Je me mets à la place de l’autre. Ses souffrances sont les miennes.

Nous voici munis d’emblée, par la génétique, d’un versant dominant : masculin chez les XY, féminin chez les XX. La physiologie du XY lui fait montrer davantage d’agressivité, de désir de se singulariser. Celle du XX l’encourage à travailler pour les autres, de progresser en réduisant les inimitiés. Le masculin comme le féminin parviennent à se faire admirer… parce que nous en possédons tous une part qui leur est sensible.

Que deviennent ces incitations initiales avec la maturation ? Une société est une culture existante, c’est-à-dire la gestion des rapports masculin/féminin depuis des générations. Organisation longtemps fondée sur le phénotype sexuel. Un souci, déjà, pour ceux qui correspondent mal au phénotype habituel de leurs gènes. Garçons efféminés et filles à forte carrure. C’est un handicap dès le jeune âge. Une partie de l’entourage leur projette une place classique. Mais le reste forme une image discordante. Des brimades, déceptions, agressions à motif sexuel, fâchent éventuellement avec le genre qu’on veut nous attribuer. Au point de se sentir étranger à notre sexe génétique. Mais qu’est-ce qui est véritablement propriétaire dans la manière complexe dont cette sensation s’est formée ?

J’ai l’impression d’être davantage moi-même quand je me suis rebellé contre une influence étrangère. Mais si je suis devenu complètement différent du moi qui n’aurait pas vécu cette rencontre, le nouveau moi est-il vraiment ma propriété ou celle de l’étranger ? Sans doute dois-je admettre au moins que je la partage avec lui.

La lutte pour l’égalité des sexes vise à l’harmonisation des droits individuels. Qu’oublie-t-elle de fondamental ? Qu’il est également essentiel d’harmoniser les devoirs individuels. Dans la relation entre nos parts soliTaire et soliDaire, les deux directions sont importantes. Si nous renforçons le pouvoir d’une partie des individus au sein du tout, il faut trouver pour la société un renforcement équivalent face aux individus, sinon un déséquilibre est créé.

Manifestement, c’est ce qui s’est produit avec le mouvement féministe. Les militantes se sont préoccupées uniquement d’obtenir pour les femmes des avantages individuels équivalents aux hommes. Elles n’ont pas exigé des hommes qu’ils développent leur âme solidaire. Comment auraient-elles pu le faire, alors que la démarche obligeait à mettre la leur en veilleuse ? Pas d’autre moyen. Gagner du pouvoir pour soi c’est inévitablement récupérer de celui qu’on a abandonné aux autres. La tendance a été accentuée par l’élitisme des premières militantes. Elles ont du s’extraire d’une masse féminine largement collectiviste, c’est-à-dire d’après les critères de l’époque : soumise. Une seule voie a semblé pertinente à ces intellectuelles : exalter les valeurs individualistes chez leurs consoeurs. Une autre était possible, à la Gandhi : encourager une résistance passive et générale des femmes face aux abus de l’égotisme masculin. Refuser d’assurer les tâches familiales et communautaires habituelles. Que le chaos consécutif montre la portée du collectivisme. Que les hommes réalisent la nécessité de cette part en chacun, non délégable aux autres.

Mais la culture occidentale est trop fondée sur l’affrontement individuel pour que cette politique ait été choisie. Un siècle de lutte militante a presque haussé les droits individuels des femmes à ceux des hommes. Parallèlement s’est effondré le collectivisme naturel, qu’elles supportaient pour l’essentiel. La société est aujourd’hui celle de l’individu-roi, obligé d’être rappelé à ses devoirs solidaires par une législation carcérale. Très peu d’entre nous donnent ou partagent spontanément. Et ceux qui le font ont l’impression croissante d’être dindons naïfs, parce que leurs efforts sont une dilution homéopathique dans un vaste océan d’indifférence. La société n’est plus symbole d’une solidarité empathique mais vaste administration gérant la répartition des droits individuels. Parce que le collectif a régressé dans nos esprits, son seul support matériel. La solidarité n’a d’autre emplacement que la fusion de nos parts solidaires.

Le masculin a dévoré le féminin. Il dominait chez les XY. Le voici avec la même arrogance chez les XX. Le féminin devenu évanescent, il ne faut plus chercher à l’associer à un phénotype. Le genre a ceci différent du sexe qu’il est devenu trait de personnalité parmi d’autres. Il n’est plus le caractère central qui coordonnait les attitudes des générations précédentes. Désormais ne nous étonnons pas d’un égotisme abrupt chez une femme ou d’une mansuétude outrancière chez un homme. Les tendances physiologiques sont effacées. A quel point ce gommage est-il un diktat culturel inverse du précédent ? Difficile à dire.

Plus fautifs que les féministes dans l’effondrement du collectivisme : les hommes de pouvoir, qui n’ont rien fait non plus pour inciter les mâles à amplifier leur part solidaire. Les machos se sont barricadés. Se disputer avec un nouveau bataillon d’individualistes en jupon, ils savent faire. La bagarre est leur domaine. Mais devenir eux-mêmes plus féminins, pour couper court à la vague d’agressivité de ces dames ? Impensable. Un reniement de soi. Un renoncement aux avantages acquis. Acquis ? Pas vraiment. Donnés à la naissance par une société profondément patriarcale.

Les sages n’ont fait que freiner la tendance égotiste générale pour laisser la société s’organiser en conséquence. Personne n’a averti que l’équilibre final aurait une couleur plus sombre, moins humaine, celle d’un consensus entre prédateurs. Un monde où la solidarité serait gérée et non plus éprouvée. Critiquer le combat féministe est dénoncé systématiquement comme anti-féminisme alors que c’est, de la manière que vous lisez, un anti-combat. Que femmes et hommes se rejoignent ne veut pas dire transformer les premières en seconds. Ce n’est pas une masculinisation générale de la société qui est recherchée.

Qui d’autre aurait pu défendre le collectivisme ? Le rôle semble dévolu à l’église, héraut théorique du vivre ensemble. Mais la foi chrétienne a cessé rapidement, après sa création, d’être une bousculade. Elle a passé des traités avec les pouvoirs terrestres, devenant médiatrice du conflit entre ego(s) et Dieu symbole du collectif. Longtemps patriarcale, elle semblerait indécente à critiquer les efforts des femmes pour s’extraire de leur gangue de soumission. Sa tâche était d’exhorter continuellement les hommes à s’en préoccuper. Nos soeurs ont autant de valeur que nos frères. Pourquoi cela ne s’est-il pas vu dans la vie terrestre pendant des siècles ? Dieu semble bien le reflet de ses créatures plutôt que l’inverse.

Pauvre féminité. Elle n’a plus bonne réputation chez les féministes, qui la définissent comme un « héritage séculaire de disponibilité sexuelle, dévouement maternel et dépendance matérielle ». Penchons-nous de plus près : c’est exactement la définition du collectivisme, du souci envers l’autre prenant le pas sur le souci de soi. En répudiant la féminité, les féministes se débarrassent également de tâches solidaires classiquement assurées par les femmes, entrave à leur réalisation personnelle. Qui va désormais former le ciment du collectif ?

Le terme de ‘machisme féminin’ vous semblera peut-être exagéré. Et pourtant il est devenu naturel chez nos contemporaines. Un exemple ? Je cite Gabrielle Suchon, relayée par Philomag : Les femmes hétéros embrassent le célibat volontaire. Le couple hétérosexuel peut-il être sauvé ? Pas sûr, répondent de plus en plus de militantes féministes. L’autrice réalise-t-elle que son admonestation est le discours radical des mâles célibataires depuis quelques décennies ? Elle taille dans la blessure déjà ouverte par les plus égotistes d’entre eux sur la vie en couple. Cibler les hétérosexuels n’épargne pas les homosexuels. La vie partagée est l’acceptation des différences. Comment sauver l’idée du compagnonnage si le principe même de l’altérité est attaqué ? Féministes et machos narcissiques côte à côte pour découronner puis décapiter la molécule sociale élémentaire !

Ce n’est pas une surprise, puisque tous sont hérauts du masculin. Ils s’attaquent au cercle élémentaire du féminin, de la fusion première avec l’autre. Cette base détruite, le reste de l’édifice social suivra. Plus de conscience collective pour imposer ses diktats à notre ego. Plus de solidarité obligatoire s’imposant à celle que nous n’éprouvons plus.

Voyons de plus près cet archaïsme menacé, le couple. En tant que rouage fondamental, il montre parfaitement comment fonctionne le collectivisme. Le couple est un tout formé par les deux esprits membres. Virtuel mais pas davantage que ces deux esprits. Je suis moi et j’appartiens à un couple. Son existence est une indépendance authentique et mérite un nom tiers. Je l’appelle le « Troisième Larron ». Larron ? Un voleur, le couple ? Bien sûr. Il vole à chacun une partie de son indépendance pour constituer la sienne. Nous acceptons une perte de pouvoir individuel, pour en gagner davantage, conjointement propriétaires de cette puissance supérieure. Pouvoir bonifié par la mise en commun des moyens, et surtout leur coordination qu’il faut améliorer par une réflexion permanente. Le Troisième Larron est agitateur de l’esprit. Chariot élévateur !

Du moins il joue ce rôle si le couple est bien compris comme fusion et non appropriation de l’autre. La mauvaise réputation du couple vient de sa compréhension erronée. Qu’est-ce qui m’attend ? Je ne suis pas en train de m’offrir un smartphone ou un objet d’art. Je cherche la personne qui va profiter de la fusion autant que moi-même. Car c’est son augmentation de pouvoir à elle, additionnée de la mienne, qui fortifie le Troisième Larron. Dans toute association, je me renforce des moyens volontairement unis aux miens, pas des esclaves contraints. Moins j’utilise de pressions, plus je renforce le Troisième Larron ; plus je vois de candidatures spontanées pour y participer.

Il a existé des périodes où le nombre d’engagés n’était pas sévèrement encadré 😉 Malheureusement pour mes lecteurs tentés par le poly-amour, ces communautés conjugales ne fonctionnent qu’entre personnes foncièrement collectivistes. Devenu difficile avec l’essor contemporain de l’individu-roi. Même le couple classique culbute.

Ceux qui pensent que le couple n’a rien d’une contrainte n’ont jamais rien saisi de sa présence. Ou bien ils sont tellement assimilés au Troisième Larron que l’ego est zappé. Cas des couples très fusionnels, récemment formés. Pour les autres, le couple est bien une présence qui s’invite dans leurs décisions. Pas un tyran. Un niveau de conscience supérieur qu’ils partagent volontairement avec l’autre. Amorce d’un engagement collectiviste plus large avec les gens qui nous entourent. Êtes-vous prêt à aller plus loin ? Nous pouvons supposer que ceux qui refusent d’abandonner du pouvoir au couple ne seront pas plus enthousiastes pour en donner à la société. Leur désengagement du devoir individuel est déguisé en “lutte pour les libertés individuelles“. Grands mots du masculin destinés à écraser le féminin. Maintenant nous avons autant de femmes que d’hommes pour les prononcer.

Apprendre à désincarcérer la féminité. Maîtriser la masculinité. Les hommes, parce qu’ils en ont été longtemps esclaves, sont aujourd’hui les plus nombreux à avoir réussi. Ils attendent que davantage de femmes démilitent et les rejoignent.

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