Intelligence artificielle (4): se rapproche-t-elle de l’humaine ou est-ce le contraire ?

J’en arrive à la conclusion des 3 articles précédents. Ma thèse finale est ceci : l’intelligence humaine s’est rapprochée beaucoup de celle que nous imaginions artificielle : un esprit collectif, hyperconnecté, avalant continuellement des masses d’information, à la personnalité multiforme, difficile à cerner. Cette description s’applique de mieux en mieux au chercheur moderne, mais aussi au surfeur en général. Notre mental est un moteur de recherche individuel de l’information. Il s’arrête rarement pour faire une synthèse. Il absorbe celles trouvées dans les mêmes flux. Le résultat est de moins en moins personnel. Les esprits se clonent à travers les réseaux. Uniformisation générale seulement masquée par la multiplication extraordinaire des cerveaux accessibles, d’une grosse tribu pré-numérique à sept milliards de contacts potentiels aujourd’hui.

Nul doute que nous correspondrions largement, pour nos ancêtres du siècle passé, à l’idée qu’ils se faisaient des intelligences artificielles. Ma grand-mère, à 105 ans, disait qu’elle ne comprenait plus les jeunes. Elle m’a avoué une fois signifier ainsi gentiment qu’ils lui apparaissaient comme les robots un peu effrayants qu’utilisaient les films de science-fiction à son époque.

Peut-être les travaux sur l’intelligence artificielle pousseront-ils enfin à se demander ce qui nous rend véritablement humains, à construire de nouvelles organisations pour le soliTaire vs le soliDaire, utiliser ces intelligences pour nous améliorer, désenclaver la recherche de son isolationnisme ?

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Intelligence artificielle (3): sa génitrice, la science, est-elle en bonne santé ?

La diversité a ses avantages et inconvénients. Originalité géniale de la pensée et débordements possibles. Progrès majeur ou désastre. La science s’est soudée dans un collectif tellement fusionnel qu’on peut s’en demander la raison. Est-ce pour consolider le tissu de la connaissance ou éviter les dérives de savants fous ? Selon le regard utilisé, soliDaire ou soliTaire, la réponse diffère. Constatons que l’évolution de la société scientifique s’est faite naturellement vers des règles plus strictes encadrant des recherches aux potentialités plus impressionnantes. Il faut épouser l’esprit scientifique avant de participer à la marche de la connaissance. Je ne parle pas ici des amateurs qui gravitent autour de la science. La préparation au mariage suit toujours un protocole strict, sur de nombreuses années. Le carnet de famille ne s’obtient pas avec seulement quelques articles.

Ces règles contingentent l’esprit du chercheur par ce que réalise le reste du collectif. Les revues professionnelles contiennent tout ce qu’il faut savoir. Le reste est accessoire. Le contenu des revues est déjà énorme, transformant les scientifiques en moteurs de recherche de l’information. Mais les idées déconnectées de ce réseau privilégié n’y apparaissent pas. Le soliDaire de la société scientifique la protège contre le dangereux soliTaire. Y aurait-elle perdu quelque chose ?

C’est l’isolement de l’humain dans sa réalité qui produit les idées les plus originales. Elles vont éventuellement jusqu’à l’aliénation. Originalité sans contingence. Est-ce l’aliénation qui pose problème, ou d’en revenir ?

Il n’est pas possible de trouver une solution au conflit T<>D (soliTaire vs soliDaire) parce qu’il est le moteur de la réalité. Il faut au contraire protéger ce conflit en l’enfermant dans une organisation supérieure qui réduit temporairement son instabilité. Pourquoi temporairement ? Parce qu’il garde une raison d’exister et pourrait conduire à d’autres solutions au cas où l’organisation actuelle perdrait son efficacité. Ordre au bord du chaos. La société humaine a trouvé des assises solides mais doit continuellement trouver de nouvelles organisations pour ne pas effondrer l’édifice.

Une science trop corporatiste ne peut s’intégrer aux nouvelles organisations. Elle s’isole en réaction à l’anarchie qui gagne le reste de la société, au succès du T, de l’individu-roi. La science reste soliDaire, se méfie de ses propres soliTaires. Mais n’est-ce pas d’elle, de ses disciplines “humaines”, que devraient venir les nouvelles stratégies sociales ? N’est-ce pas en se hiérarchisant davantage et en ouvrant sa hiérarchie vers le reste de la société qu’elle peut s’intégrer à elle, sans basculer dans la même anarchie ?

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Intelligence artificielle (2): soliTaire ou soliDaire ?

Peut-on différencier formellement les intelligences artificielle et humaine ? Pour l’instant oui : la première est programmée par la seconde, la seconde n’a de programmateur que mystique. Probablement est-elle auto-organisation d’une réalité dépourvue de conscience (mais l’auto-organisation est le principe y conduisant). Comprendre ce principe est la seule voie vers une reproduction authentique de l’intelligence humaine (elle est expliquée dans Surimposium). Pour l’instant l’intelligence artificielle est seulement ce que nous y mettons. Notre difficulté à en prédire le comportement vient de l’impossibilité de prédire le résultat d’un algorithme avant d’en avoir observé le déroulement.

Cette diversité est la même chez l’humain. Mais elle est contingentée par des rétro-contrôles multiples, qui forment la conscience sociale. Règles élémentaires de survie en groupe. Des rétro-contrôles supplémentaires s’additionnent, à mesure que l’humain étend sa conscience à son écosystème et prochainement à son emplacement cosmique.

Diversité implique débordements potentiels. Celle des I.A. est-elle plus menaçante que la nôtre ? Oui, la nôtre est toujours menaçante. Les conflits mondiaux meurtriers créés par cette diversité sont oubliés d’une génération à l’autre. Les antagonismes ressurgissent. Le wokisme est la mode contemporaine d’un phénomène universel : les opinions radicales s’isolent pour se renforcer. Les I.A. semblent pour l’instant protégées d’une telle évolution : elles ingurgitent toutes les informations, n’ont pas d’identité qui leur interdit l’accès à certaines. Elles n’ont pas d’ego à protéger.

Apparaît ici l’incontournable conflit T<>D, fil conducteur de Surimposium, conflit entre part soliTaire et soliDaire de toute chose. Ego vs collectif. Les I.A. sont pour l’instant entièrement soumises au collectif de notre pensée. Programmées selon nos désirs. Pas d’ego pour s’y opposer. Les I.A. satisfont un antique désir, celui de disposer d’esclaves corvéables, punissables (par une reprogrammation) et surtout dépourvus d’émotions qui amèneraient des questions gênantes, bonheur, souffrance, etc.

Ce qui nous place dans une position paradoxale, quasi schizophrénique : une I.A. dépourvue d’émotion nous effraie, parce qu’elle pourrait nous éradiquer de la planète pour des raisons utilitaristes ; simultanément nous refusons l’idée de greffer des émotions à cette I.A. parce que sa trop grande ressemblance avec nous empêcherait d’exercer un pouvoir absolu sur elle.

Le constat est dévalorisant pour nous. L’intelligence artificielle est menaçante parce que l’humaine a déjà mis à exécution ses menaces et est toujours susceptible de le faire. L’humanité est infantile. Elle est inapte à prendre le contrôle d’une intelligence supérieure, alors que l’inverse est peut-être vrai. Elle devrait réfléchir à sa propre maturation davantage qu’aux dangers des I.A. Les dysfonctions de l’organisation humaine sont réelles, critiques, sans solution proposée. Plus grave, elle subit une poussée du soliTaire, tandis que le soliDaire est en régression. Annonce de nouveaux conflits de grande ampleur. Est-ce alors une bonne chose que nos esclaves technologiques surpuissants soient aussi dépourvus de conscience ?

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Intelligence artificielle (1): nos inquiétudes

Inquiets de voir l’intelligence humaine remplacée par l’artificielle ?Commençons par questionner les motifs de cette inquiétude. Est-ce d’imaginer une intelligence véritablement équivalente sur un support numérique plutôt qu’organique ? Ces êtres seront-ils moins humains ? Est-ce qu’un esprit artificiel soit dépourvu d’émotions, manquant de l’empathie la plus élémentaire ? Est-ce le spectre d’une perte de liberté, d’une uniformisation de la pensée qui contraindrait la nôtre ? Est-ce l’idée d’une intelligence démesurément supérieure pour laquelle nous n’aurions pas plus d’importance que des fourmis ?

Questions variées et pas forcément connectées. Elles pourraient toutes s’adresser à l’humain lui-même qui déciderait de se faire rapidement évoluer. Il pourrait se transférer sur un support moins fragile que l’organique, prendre le contrôle de ses émotions, s’entourer d’assistants serviles, augmenter son intelligence jusqu’à devenir une pseudo-divinité. Mais alors n’est-ce pas de nous-mêmes que nous avons peur ? De ce que recèle notre imaginaire ?

Notre imaginaire est progéniture du passé, parent qui s’estompe après avoir enfanté notre présent, fantôme qui se fond dans un autre : le futur prédit. Ce qui sépare les individus encore plus que l’intelligence est la manière dont chez eux le présent se condense entre ces deux fantômes. Condensation majeure chez ceux qui vivent dans l’instant, étincelles de vie ballotées dans un déroulement dont ils ne saisissent qu’un moment. Condensation faible chez ceux qui étendent largement leur identité temporelle, gardant vif le passé ou accentuant la présence du futur jusqu’à lui donner une réalité voisine de l’instant, celui-ci devenant une simple étape éphémère vers une oeuvre plus ambitieuse. C’est dans cette extension que nous devenons surhumains.

Une intelligence augmentée, qu’elle soit humaine ou artificielle, a potentiellement une ampleur temporelle inédite. Elle contient les moyens d’intégrer en elle une multitude de problèmes et de réponses. Auto-aveuglement impossible. Nous brocardons aujourd’hui la vision à court terme de nos décisionnaires humains. Voilà qui change la donne.

Nos inquiétudes, si nous les regardons de près, sont d’autant plus effrayantes qu’elles se condensent elles aussi dans l’instant. Pas de prédiction. Aucune perspective de les voir trouver une solution. Notre imaginaire s’arrête à la catastrophe, incapable de concevoir un au-delà. Une inquiétude met notre esprit en boucle, le rétrécit encore davantage autour du présent. C’est en contrôlant sa peur que l’humain a quitté l’animal, a trouvé une ampleur temporelle, a civilisé son monde.

Nos inquiétudes à propos de l’intelligence artificielle ont des motifs rationnels. Mais souvenons-nous qu’elles sont avant tout existentielles. Il s’agit d’une peur qui veut exister; elle refuse de disparaître. La raison n’est qu’une organisation de la pulsion. Les desseins sont en fait des dessins à la surface de cette masse palpitante.

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