Minorités: assimilation ou isolation ?

Le débat sur l’intégration des minorités culturelles, ranimé par l’assimilationnisme intégral de Zemmour, est un avatar de la lutte perpétuelle entre individu et collectif. Conflit qui réside à l’intérieur de soi. Moi et le Tout. Quand ‘Moi’ ressemble à tous les autres, nous prenons le parti du Tout et vilipendons l’égocentrisme des récalcitrants. Quand ‘Moi’ est minoritaire, nous lançons une rebellion contre la tyrannie du Tout. Ainsi s’entretiennent des conflits inextinguibles entre une nation et ses minorités. N’y a-t-il d’autre issue qu’une victoire implacable du Tout, comme le réclame Zemmour, ou une anarchie de communautés rivales, comme il le dénonce ?

Une conscience unifiée fait la solidité de la nation mais menace la diversité des individus. Une conscience patchwork crée des espaces culturels dédiés, mais ces communautés sauront-elles rester soudées devant une menace nationale ?

Je pose le problème le plus simplement possible. La restriction de pensée qui l’entoure saute aux yeux. Seuls deux niveaux d’organisation sociale sont pris en compte, pour être opposés : nation et communauté culturelle. En réalité il en existe bien d’autres : familial, professionnel, régional, international… Voyons les rapports entre nations : faciles entre multiculturelles, nettement plus tendus entre monoethniques. En refusant de gérer les conflits communautaires (par une politique d’assimilation), le problème est transféré aux nations. Peuvent-elles le résoudre plus aisément ? Peut-être, s’il se discutait en toute indépendance au sein d’un comité de chefs d’état. Mais les démocraties ne fonctionnent plus ainsi. Le président, scruté, rend le moindre compte à ses électeurs. Pourquoi supporteraient-ils l’étranger à l’extérieur quand ils n’ont pas appris à le faire chez eux ?

Résoudre le conflit n’est pas l’exacerber entre deux niveaux d’organisation sociale, mais le scinder en multipliant les cercles intermédiaires. Le débiter c’est l’atténuer et le focaliser sur des motifs plus précis. Accéder au réalisme. S’il faut à la fois protéger la diversité des esprits individuels et la conscience collective, créons un grand nombre de petits franchissements plutôt qu’une seule barrière névrosante.

Chaque cercle social doit décider, en indépendance relative, quels sont les avantages et inconvénients de la diversité. Dans les plus fusionnels, couple, proches, l’homogénéité culturelle renforce l’identité de ses membres. Un couple n’a pas vocation à faire vivre en son sein les conflits qu’il n’a pas les moyens de résoudre : grandes questions religieuses, économiques, internationales. Déjà difficile de trouver l’harmonie pour les choses simples. La culture est un liant et non un répulsif pour les individus. C’est au niveau des groupes qu’elle apparaît en tant que marques de colle différentes.

Un cercle social autonome filtre les injonctions culturelles inutiles, ne garde que les bénéfiques. Professionnellement l’origine ethnique s’efface. La discrimination est péjorative, autant la positive que la négative. Autant les grands cercles doivent lutter contre les envahissements des cultures minoritaires, autant des petits doivent  leur être dédiés. Les droits de l’individu sont tacitement reconnus à géométrie variable selon le cercle social. La justice se tâte à ce sujet en séparant « l’espace privé » du public et en tolérant des ordres professionnels, mais elle reste balbutiante. Son égalitarisme est grossier, dépourvu de sensibilité, vécu comme un paternalisme pesant par les cultures minoritaires. Il existe assurément des idéaux universels et inaliénables de la conscience sociale. Les faire largement admettre implique de ne pas les multiplier.

Ajouter des règles devient facile si on les attache à certains étages d’organisation. Celui qui y pénètre respecte la règle, l’abandonne en sortant. L’individu reste libre. Il peut s’affranchir de toute règle dans son ermitage, son abri anti-atomique. Et surtout, plus communément, dans sa propre tête. En sortir est instantanément entrer dans un cercle social. Étroit, il épouse encore volontiers notre identité. Plus il s’agrandit, plus nous sommes partie d’un tout. L’égocentrique se voit devenir minuscule. Mais le collectiviste, qui accepte cette part en lui, n’est réduit en rien. Au contraire il s’éprouve in extenso en n’importe quel endroit du monde. Il se déplace dans les cercles sociaux parce que son esprit se meut dans les représentations idoines. Son identité n’est pas étouffée parce qu’il hiérarchise sa réalité intérieure, de l’intimité à la scène publique. Deux pôles essentiels, l’un pour “Je suis” l’autre pour “J’appartiens à”. Essentialités protégeant l’ego aussi bien que la conscience sociale.

La ré-hiérarchisation sociale que j’ai commencé à soutenir dans d’autres articles peut être vue comme réactionnaire. Faut-il craindre un retour aux abus de l’élitisme ? N’existe-t-il pas d’autres moyens ? Reformer cette hiérarchie au sein de nos esprits individuels est l’alternative. Que notre conscience nous emmène au bon étage. Mais avons-nous tous cette capacité ? La poussée actuelle des wokismes indique le contraire. Platistes, antivax, climatosceptiques, suprémacistes, tous ces groupismes témoignent d’un enfermement de la pensée. Esprits manifestement incapables de regarder la société sous plusieurs angles, se mettre à la place des autres et faire une synthèse honnête. La radicalisation ne construit pas des étages mais une muraille. Séparation du dedans et du dehors. Clairement, une bonne partie de nos congénères, sans doute la majorité, ne sont pas prêts à se ré-hiérarchiser l’esprit de bon gré pour éviter que les décisions leur soient imposées.

A leur crédit, la tâche semble plus facile pour les nantis que les défavorisés. Les premiers disposent de nombreux leviers sur leur vie. Ils intègrent, sans risquer la névrose, que d’autres en aient peu. Les défavorisés, eux, doivent assimiler que d’autres aient tout, avec de rares leviers pour changer la donne. Quel intérêt de ré-hiérarchiser son esprit sur un modèle aussi inégalitaire ? Le défavorisé développe plus d’énergie en étant aveugle aux embûches.

Il nous faut donc corriger les pièges qui plombent la hiérarchie sociale. Ils sont connus : sclérose, embûches inadéquates, sélection sur des critères de naissance quand les qualités souhaitées sont acquises. La perméabilité sociale supérieure aux USA vs France fait tolérer un grand écart social également supérieur. Pas de hauteur limite à la hiérarchie sociale tant qu’aucune barrière ne la verrouille et que les règles de mobilité sont claires.

Corriger collectivement la hiérarchie sociale pour qu’elle puisse s’installer dans les esprits. Installer individuellement sa hiérarchie mentale pour mieux s’insérer dans la société. C’est dans ce ballet que nous transférons notre univers de désirs dans la réalité.

Toutes les cultures y prennent place sans se gêner.

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La gauche contemporaine est-elle devenue complètement gauche ?

Tribune sur le référendum pour l’indépendance en Nouvelle-Calédonie. Je ne suis pas politisé. Si je l’étais, je me dirais centriste. Pas centriste indécis entre droite et gauche. Vigoureusement adepte du vivre ensemble, de la prééminence du collectif sur nos désirs individuels. Centriste extrême dans ce refus des égotismes caricaturaux que brandissent les ailes radicales à droite et à gauche. Oui, même à gauche il s’agit d’un égotisme et non d’un communisme. Que peut-il y avoir de ‘commun’ dans un programme qui ne tient pas compte d’une moitié de population ?

La lecture de la tribune de Mathias Chauchat sur le 3è référendum, dans le Monde (24/11/21), déclenche une allergie immédiate chez un centriste. Non pas en raison des arguments choisis. La plupart sont recevables : regret de la non-participation kanak, deuil kanak non respecté. Vrai. Mais les contre-arguments sont dissimulés ou décrédibilisés. Les déboires économiques sont une réalité plus grave que l’année de deuil kanak. Les honneurs dus aux morts sont-ils prioritaires sur l’indigence qui guette les vivants ? Veut-on créer d’autres morts en laissant s’effondrer le système de santé ? Repousser le dernier référendum va-t-il éteindre par magie le manichéen conflit calédonien ? Quand cette consultation est déjà une patate brûlante léguée par la génération précédente ?

Comme d’autres, la tribune affligeante de Chauchat approfondit un peu plus le clivage entre indépendantistes et loyalistes. Car le référendum n’a pas d’autre effet, pas d’autre motif. Constater qu’il existe toujours 2 populations calédoniennes difficilement réconciliables. Déchirer la cicatrisation récente, encore fragile. Donner la parole aux extrémistes des deux camps, dont Chauchat entretient l’effervescence. Gâtisme ou absolutisme de l’âge ? Il parvient à recruter d’autres intellectuels engagés mais parmi eux aucun esprit affûté, aucun fin connaisseur du territoire, aucun mutualiste des attentes locales. En Nouvelle-Calédonie, la gauche semble devenue complètement gauche.

Que peut dire le collectif calédonien de cette question d’indépendance ?

D’abord qu’il s’agit d’un désir, non d’une logique ou d’une gestion. Certains ont ce désir, d’autres le désir contraire. Une majorité montre très peu d’émotion, sauf quand on leur soumet le choix binaire oui/non. Il crée des griffes chez des gens qui ordinairement n’en ont pas. Les petits caporaux s’enfièvrent ; les sages se désolent.

Les pragmatiques s’accordent sur une évidence : l’indépendance n’est pas une bonne décision de gestion. Que récupère le collectif calédonien ? Justice, police, défense, monnaie et affaires étrangères. Compétences coûteuses et réclamant une grande indépendance d’esprit. Le territoire n’a ni les moyens ni les experts. Les sensibilités de la population sont déjà prises en compte. Justice à deux vitesses, européenne et coutumière. La franchise est difficile à trouver dans les élites locales, comme vient de le confirmer Chauchat, un juriste. Le changement de statut déplacera quelques richesses chez les décisionnaires. Il est une garantie d’appauvrissement pour le collectif. Les indépendantistes en sont conscients et cherchent comment en atténuer les conséquences.

Et le désir, qu’est-ce qui le fonde ? Plusieurs raisons : récupérer des richesses, atténuer les écarts. Blancs autant que kanaks défavorisés se retrouvent dans cette bonne raison. Mais nous l’avons vu : une déception les attend. Si des richesses changent de mains, elles n’iront pas dans les leurs. Ils perdront au contraire des services gratuits de qualité, éducation et santé.

Récupérer la dignité : raison invoquée par la vieille génération kanak, celle qui a grandi dans une ambiance proche d’un apartheid. Certes les populations n’étaient pas séparées physiquement. Pas d’ostracisme apparent. Mais chacun à sa place. Conservatisme étouffant. Deux cultures occupant le même territoire avec des moyens différents. Le destin de chacun était prévisible, pour l’essentiel, à la naissance.

Il ne l’est plus. Aujourd’hui tout jeune calédonien peut prendre son destin en main, s’il accepte de quitter le jardin d’enfants protecteur qu’est encore la Nouvelle-Calédonie au sein de la jungle internationale. Récupérer la dignité, pour un kanak, est résoudre une vieille névrose de jeunesse. Je le dis en tant que médecin et sans méchanceté. La dignité, c’est être traité comme n’importe quel autre humain. C’est le cas dans les cabinets médicaux. L’importance de chaque individu est équivalente. Faire mieux serait de la discrimination positive. « J’ai droit à plus d’importance parce que je suis kanak » ? Serait-ce un retour de dignité ? Je ne crois pas. Plutôt la dernière séquelle du paternalisme colonial.

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Quelle est la différence entre démocratie participative et anarchie ?

Question importante dans la société d’aujourd’hui, où le citoyen réagit à la réduction drastique de son importance en refusant d’obtempérer aux consignes du collectif. Ce mouvement a différentes facettes : rejet des institutions, de l’ordre général, groupisme, wokisme. Philosophiquement il correspond au remplacement de la démocratie par l’anarchie. L’individu refuse que l’opinion du plus grand nombre s’impose à lui. Il veut former son propre régime individuel et négocier personnellement chaque relation avec la société. Le regroupement des anarchistes n’est pas un collectivisme mais une coalition d’individus opposés à l’échelon collectif.

L’anarchisme s’appuie sur un fondement moral : tout individu a une importance inaliénable à lui-même. Certains disent “honnêteté envers soi-même”. Cette fidélité ne peut être entamée, en aucune manière, par un autre que soi, fut-ce la société entière. C’est ce dernier ajout, dans les mouvements contemporains, qui pose problème. La société est manifestement une organisation des différences. Certes un individu peut affirmer sa propre importance (quand il est psychologiquement sain) mais les autres ne lui font pas crédit. Dans cette humanité diverse, une règle morale est ancrée plus profondément encore : nous n’apprécions pas qu’un autre gagne sans le moindre effort une chose que nous avons peiné à obtenir.

L’égalitarisme de l’anarchie ne peut fonctionner qu’entre individus dotés d’ambitions et de moyens similaires. Les premières démocraties grecques étaient des anarchismes réussis… en dissimulant un sectionnement de la population entre citoyens, esclaves, barbares. L’anarchisme postulant l’égalité dans un groupe, le groupe doit préalablement se restreindre à des gens égaux. Ou cela ne fonctionne pas. Dès lors peut-on faire de l’anarchisme un régime national voire mondial ? Égarement. Ce serait faire de chaque individu le monarque indétrônable de sa petite parcelle de territoire. Vision enthousiasmante pour les survivalistes. Mais que se passe-t-il quand on met le nez hors de son trou de souris ? Faut-il déjà prévoir vivre dans les décombres d’une société que l’on aura contribué à détruire ?

L’anarchie trouve son intérêt dans les cercles restreints. Premier candidat : le couple. Un compagnonnage attribue le même capital d’importance à ses membres. Les tabous sociaux s’affaiblissent. Mettez ce qui vous plaît dans “compagnonnage” en termes de genre et de nombre. Le cercle fonctionnera tant que chacun garde son capital d’importance auprès de l’autre(s). Organisation fragile pour la même raison. Chacun doit faire vivre le cercle. Dans cette émergence fondée sur des éléments en relation, l’altération d’un seul lien (ils sont bidirectionnels) la fait disparaître. D’autres couples sont plus stables parce que fondés sur la sujétion. Il ne s’agit plus d’une dynamique mais d’une hiérarchie. Un système dynamique est instable, susceptible de faire disparaître le couple à tout moment. Seule la conscience de cet état peut le maintenir (apparaît déjà une hiérarchie d’observation). Un système hiérarchique est stable. Il existe un intérêt supérieur qui ordonne les relations. Les éléments du couple s’y soumettent. L’excellent compromis que peuvent trouver des compagnons est que chacun occupe les deux niveaux de la hiérarchie, participe à l’intérêt supérieur, par les talents spécifiques qu’il possède.

L’anarchisme fonctionne dans un petit cercle mais nous voyons qu’il construit, déjà, une hiérarchie. Elle se concrétise dans cet intérêt supérieur qui apparaît avec le simple fait de vivre en société. Échanges, partage, coopération, répartition, permettent de lisser les aléas de la vie et l’améliorer en profitant de compétences spécifiques chez les autres. Peut-on gérer seul l’organisation supérieure ? Les anarchistes contemporains s’en persuadent volontiers. Quelle illusion ! Il faut avoir toujours vécu dans une société produisant le nécessaire et davantage pour penser que c’est l’état naturel du monde. Les anarchistes ont une idée très vague de la complexité sous-jacente à cette production. Voire ils tendent à penser que la gestion est un boulet pour la production. Non. L’histoire a démontré le contraire. Les productions artisanales sans gestion collective ne décollent pas du marché local. Le général implique l’étrangeté. Le monde des échanges est lui-même une immense hiérarchie dont il faut grimper les étages pour voir un produit se répandre, quelque soit sa qualité intrinsèque.

Un anarchiste peut gérer en direct une organisation locale, restreinte aux marchandises produites sur place, alimentation et services. Cependant, isolé, il n’est pas à l’abri d’une année difficile. Les autres biens resteront inaccessibles, sauf à entrer dans ce monde des échanges appelé économie. Mais là, les choses se compliquent pour l’anarchiste. Refusant le contrôle d’organismes volontiers pesants et multiples, il tend à aplatir l’ensemble de ces contraintes dans une chape unique plombant sa vie : le cartel des administrations, patrons, rentiers, policiers, juges, banquiers, etc. Sorte de grand club de vampires suceurs de liberté qu’il est interdit de chasser. Leur leader est bien sûr le président de la nation. Inutile de s’exciter contre les sous-fifres, autant cingler le chef de meute. Pour l’anarchiste tous appartiennent à un niveau de gestion mélangé. L’immense structure qui le sépare du président a été passée au rouleau compresseur. Comment s’étonner que tout dialogue sincère ait périclité en politique, et que la fonction présidentielle soit devenue un théâtre où chacun joue sa petite fiction populaire ?

Nous passons donc, avec l’anarchisme, d’une philosophie efficace pour la tribu, à l’aveuglement volontaire dans une société de plusieurs milliards de personnes. De fondé dans son cercle local, le discours de l’anarchiste devient péremptoire et ridicule quant il indique au président ce qu’il doit faire, même lorsque des milliers de voix s’unissent à la sienne. Ce n’est jamais qu’un « Je veux être calife à la place du calife! » repris par autant de gorges chaudes. Pas une réorganisation. Une réforme démocratique tient compte de tous les citoyens et pas seulement ceux qui crient.

Comment le démocrate procède-t-il en détail ? Au lieu de balayer l’existence d’une hiérarchie décisionnelle nécessaire, il vérifie qu’elle fonctionne correctement. La contrainte attachée à chaque niveau d’organisation, en effet, est de satisfaire ceux qu’elle administre. Les déboires proviennent parfois d’un âne dans le fauteuil présidentiel. Les citoyens sont alors directement responsables ; c’est eux qui l’ont mis là. Plus souvent la structure hiérarchique résiste, foire, capote, perd de vue son rôle et s’enterre dans une hibernation conservatrice. Certains niveaux disposent d’incitations et de contre-pouvoirs, d’autres non. Les milieux libéraux manquent d’un rétrocontrôle unifié, les bureaucratiques sont au contraire si unifiés autour des règlements qu’ils engluent chaque idée et l’abandonnent étouffée. Le bon compromis est un grand libéralisme au sein des niveaux d’organisation et une grande indépendance entre leurs paradigmes, assurant la stabilité.

Dotés par l’évolution d’un positivisme naturel, nous avons spontanément une excellente opinion de nous-mêmes. « J’existe » suffit à créer une importance essentielle. Les autres n’ont pas cette chance. Ils doivent démontrer leurs qualités. « Mon travail » n’a pas ainsi à prouver son efficacité, tandis que « leur travail » doit constamment s’y prêter. Les problèmes ne peuvent venir que d’« eux ». Vaste ensemble dont nous avons une représentation fort grossière. Nous en extrayons alors les cibles les plus faciles, proches ou mises à proximité par les médias. Aujourd’hui ces cibles peuvent se situer n’importe où sur la planète, démontrant que « eux » est devenu ingérable sans organisation. Doit-on se satisfaire du menu de célébrités que les news nous donnent chaque jour à dévorer ? Comment sortir de l’information malbouffe ?

L’anarchiste est le produit de ce fast-food médiatique qui inonde perpétuellement les réseaux. « Eux » est devenu une poubelle où déverser tous les gens déplaisants et en particulier les gestionnaires. Rien de bon ne peut sortir d’un pareil tas de merde. L’anarchiste devient alors naturellement conspirationniste. Les plus infâmes pourrissements mijotent dans la poubelle. Seul un éboueur sans état d’âme peut débarrasser de la corruption sa planète.

Le démocrate, lui, prend conscience qu’il occupe une place dans la hiérarchie, à plusieurs niveaux selon ses talents reconnus. Est-il un rouage efficace ? Que peut-il améliorer à son niveau de responsabilité ? Est-il irréprochable au point de s’autoriser un jugement plus étendu ? Quelle formation justifie cet élargissement ?

La forme la plus répandue de positivisme, aujourd’hui est de s’attribuer toute expertise avec une facilité déconcertante. Les antivax deviennent experts en épidémiologie et en recherche fondamentale le mois qui suit l’irruption d’un nouveau virus. Les GAFAM se valorisent en nous survalorisant. Les anti-GAFAM également : ils répètent que nos données personnelles sont extraordinairement précieuses. Ne fournissez pas la marque de votre PQ sans contrepartie ! Notre importance ne fait que grandir au point qu’on se demande où elle est prélevée. N’est-ce pas plutôt la part du collectif en nous qui est en train de rétrécir vers l’insignifiance ?

L’anarchiste détruit la cohérence de sa société en privilégiant la part individualiste de son effort personnel, tandis que le démocrate la renforce en augmentant la part collectiviste du sien. L’anarchisme fait vivre côte à côte les idées contradictoires, platiste et sphériste, climato-sceptique et climato-convaincue. La démocratie les organise dans une direction qui ne peut être concordante, dit la logique. Niveau décisionnel indépendant. Le consensus est celui des véritables experts. L’important pour les autres est que ces experts émergent d’une hiérarchie fluide, perméable aux nouvelles compétences, équilibrée par des contrepouvoirs.

La hiérarchisation se justifie sur la simple observation qu’elle existe déjà dans notre esprit. Degrés d’importance très variables attribués aux choses. Grands idéaux construits sur des concepts et des sous-concepts. Pourquoi refuserions-nous la haute expertise des autres dans les niveaux où la nôtre est modeste ? Cette délégation a fait l’essor de l’espèce humaine. Un cerveau peut contenir une portion chaque jour plus rétrécie d’une connaissance en expansion constante. Nos accès plus faciles au savoir n’y changent rien. Il faut déléguer parce qu’il existe un surplus croissant à déléguer.

Reconnaître la nécessité de la hiérarchie sociale ne nous interdit nullement d’améliorer la nôtre. Au contraire. C’est en faisant progresser la stratification de nos idées que nous pouvons embrasser la société dans son ensemble. Si le mental est un moteur de recherche, il doit apprendre à quel niveau chercher. Les réseaux deviendront enfin efficaces quand ils reproduiront cet étagement et le garderont perméable. Aujourd’hui il existe un mur entre les listes protégées et un vaste terrain vague empli d’informations-détritus autant que de jolies conceptions. L’internet est un bébé araignée. Ses parents sont des algorithmes nés dans le cerveau d’adolescents frustrés. L’humanité se cherche un papa depuis longtemps. Était-ce finalement une erreur de s’être créé Dieu, quand on voit aujourd’hui les divinités parfaitement immatures qui l’ont remplacé ?

Redressons notre hiérarchie mentale pour redevenir des piliers de notre société.

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Pour ou contre les partis politiques ?

Weil est opposée à Kelsen dans ce débat sur philomag. La première vilipende les partis, « lèpre qui empêche les hommes de converger vers le juste et le vrai ». Pour le second, « l’idéal d’un intérêt général supérieur, transcendant aux intérêts de groupes, est une illusion métaphysique ». L’un et l’autre ont partiellement raison. L’intérêt supérieur existe bien mais n’est pas préalable au débat. Il se construit par le conflit, par la confrontation des parties. En émerge l’intérêt supérieur, un niveau d’information indépendant, qui n’a de figé qu’un unique caractère : celui d’être une représentation métastable des tendances sous-jacentes.

Que veut dire ‘représentation métastable’ ? L’intérêt supérieur a une indépendance relative. Il possède une autonomie stable. Dans le cas contraire il ne pourrait former un projet. En tant que simple assemblage des parties, son intention resterait chaotique. La stabilité implique que son niveau de décision soit insensible aux fluctuations des avis, dans certaines limites. Car si un changement gagne une majorité des parties, l’équilibre du niveau supérieur change. La métastabilité veut dire que la zone d’équilibre se déplace vers une autre quand le contexte l’exige. Le niveau d’information supérieur gomme les petits aléas du niveau inférieur, améliorant ainsi l’organisation générale des parties. En termes d’entropie sociale, cela s’appelle minimiser l’énergie libre susceptible de déclencher des violences entre les parties.

Appliquons cela aux partis politiques. Quel véritable problème posent-ils ? Ils représentent justement un idéal préalable au débat. Un parti filtre idéologiquement les données. Il en tire forcément une synthèse biaisée, destinée à satisfaire l’intention initiale. Dès lors, si un parti accède directement à la gouvernance par le biais de son candidat, le conflit n’opère pas. Les autres partis sont rejetés dans une opposition dépourvue de réel pouvoir. Pas de conflit, pas de synthèse. Le gouvernement n’est pas un réel niveau d’intérêt supérieur. Juste un blanc-seing donné à un parti.

Un parti politique est une entité mal commode pour héberger le débat car il agrège déjà trop de paramètres : économie, social, supranational, éthique/santé, etc. Ces domaines ont vocation à établir leurs propres synthèses séparément. La couleur politique bloque ce processus. L’organisation est un processus ascendant, des données vers la synthèse. L’idéal politique n’a pas pour rôle de trafiquer les données à son profit. Il rétro-contrôle le processus et vérifie ainsi qu’il est toujours positionné au bon endroit. Le bon idéal est lui aussi métastable.

Donc oui, madame Weil, les partis gênent bien la convergence vers l’idéal de vérité, mais celui-ci n’est pas figé. Oui, monsieur Kelsen, les partis sont nécessaires pour repositionner l’idéal, mais devraient être plus élastiques quant à leur propre structure interne.

La politique n’est pas se polariser. Ce n’est pas faire de la polaritique.

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