La violence

Le défaut de double regard fait souvent passer complètement à côté d’un sujet. Exemple avec un article sur la violence dans Pour La Science, publié par Charles-Édouard de Suremain, anthropologue. Il promène utilement l’oeil collectiviste de sa spécialité sur les contextes et formes de la violence, mais à aucun moment ne permet de saisir son essence. Parce qu’elle est individualiste. Le collectiviste lui tourne autour sans pouvoir s’installer en son centre.

De Suremain utilise cette définition pour la violence : « toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé ; tout acte d’intrusion qui a pour effet volontaire ou involontaire la dépossession d’autrui, le dommage ou la destruction d’objets inanimés ». Prenons cette autre définition : « brusquer le monde pour qu’il devienne conforme à mon désir ». La première peut être tirée de la seconde. La première est une description et la seconde véritable définition ontologique.

Deux éléments composent cette ontologie. 1) L’identité individuelle veut s’imposer au tout. Désir existentiel. 2) La transformation doit s’effectuer maintenant, sinon elle ne surviendra pas. Impératif temporel.

Chacun de ces éléments est installé, séparément, dans tout esprit sain. Le désir est omniprésent. Il s’éprouve dans les routines satisfaisantes du présent. Le monde répond à mes habitudes. Le désir se cherche aussi dans mes prédictions. Il me construit un destin plus ou moins lointain. Le désir emplit ainsi toute l’étendue temporelle de mon identité et s’en trouve entièrement satisfait.

L’immédiateté du destin prévu est parfois impérative. Si le danger me guette dans l’instant, ce n’est pas dans le futur que je dois contraindre le monde. Je le brusque. Je tourne brutalement mon volant pour éviter l’accident. Je me précipite vers l’extincteur pour étouffer un feu naissant. Je tire vivement le bras d’un enfant qui s’est trop approché d’un précipice.

Les deux éléments sont ainsi, séparément, naturels et nécessaires. Pourquoi leur association, définissant la violence, peut-elle prendre un sens péjoratif ?

Cette signification n’apparaît que dans l’oeil du collectif. La violence est toujours positive du point de vue de l’individu. Pourquoi l’entreprendrait-il, sinon ? Elle devient éventuellement négative sous l’autre regard, celui du collectif, qui peut être réduit au couple formé par deux individus.

Le sens social de la violence est manifestation du conflit entre ces deux regards. Prendre de la hauteur n’est pas une promenade anthropologique mais constater qu’il existe une violence de la violence. Certaines brusqueries de l’individu sont tolérées par le collectif, d’autres sont condamnables et doivent être stoppées immédiatement. La violence répond à la violence, dit-on. Oui, mais elles ne sont pas du même ordre. L’une est exercée par l’ego, l’autre par la conscience sociale. La première n’est licite que dans le strict champ de l’esprit individuel. Elle peut être librement fantasmée. Elle ne peut jaillir dans la réalité commune que si la conscience sociale le permet. La violence personnelle, encore appelée agressivité, doit négocier son passeport collectiviste pour entrer en société. Si elle ne montre pas patte blanche, alors la violence à son encontre est justifiée. Elle a franchi indûment la frontière. Le gendarme social réagit.

Vous comprenez ici l’inanité de certaines protestations contre la violence policière. Elle est comparée à celle qu’elle tente d’étouffer et critiquée pour cette raison. Absurde. D’abord parce que les violences ne sont pas des entités séparées ; elles sont une chaîne. Le premier maillon construit les autres. S’il se désagrège, toute la chaîne disparaît. D’autre part la violence de la police émane de la société globale, celle des manifestants est un regroupement de violences individuelles. Conscience sociale contre egos. La première n’a aucun droit d’exercer des violences dans la tête des seconds. Les seconds n’ont aucun droit d’en déclencher dans le champ de la première, sans son accord, sans respecter ses règles.

La violence policière est condamnable quand elle est l’expression injustifiée d’une violence de l’ego. La mort de George Floyd aux Etats-Unis est un meurtre. Le CRS qui tabasse sans état d’âme est le bras du collectif. Ce n’est pas lui qui initie la violence.

En matière de jugement social de la violence, nous devons être attentifs à ces deux critères : 1) Dans quel ordre se situe-t-elle ? Individualiste ou collectiviste ? 2) Dans quel champ s’exerce-t-elle ? Personnel ou social ? Il n’est aucunement nécessaire d’exercer une violence contre la violence quand son ordre est adapté à son champ. Ainsi peut s’exercer librement notre indispensable agressivité.

Deux questions complémentaires à traiter :

Comment changer la société quand ses règles sont injustes, sans violence de la part de ses membres ?

Une foule de manifestants est-elle un collectif ou un regroupement individué ?

Pourquoi l’esprit choisit-il l’immédiateté plutôt que la planification pour exercer son désir ?

Une piste pour votre réflexion : la conscience sociale n’existe que dans les esprits individuels, sous forme de mimétisme de l’un à l’autre. La violence est donc un conflit intrinsèque à notre esprit, entre certaines représentations et d’autres. Comment résolvons-nous un conflit majeur dans notre esprit ? En l’organisant, en le sectionnant à travers différents cercles d’importance, en modifiant les éléments du conflit dans leur espace dédié. De cette manière les éléments réassemblés ne sont plus si contradictoires. La réduction des violences sociales implique de modeler la société physique sur ce modèle de société mentale. Il s’agit de redresser et protéger l’emboîtement de poupées russes que représente la hiérarchie sociale, tout en la rendant plus fluide. Très peu de règles universelles, mais une hiérarchie précise de règles locales.

Quant à savoir si une foule est un collectif ou un regroupement individué, il faut prendre ‘collectif’ et ‘individu’ en référence à cette hiérarchie de cercles sociaux. Tout groupe est ‘collectif’ pour les individus qui le composent; tout groupe est ‘individu’ pour le cercle plus vaste auquel il appartient.

En conclusion peut-on reprocher à Charles-Édouard de Suremain son regard sophistiqué mais réducteur d’anthropologue sur la violence ? N’est-il pas simplement enfermé dans sa discipline et lui a-t-on demandé d’en sortir ? Probablement pas. Néanmoins nous pouvons attendre de la science qu’elle nous parle de l’autre regard, intrinsèque à l’individu, sur la violence. Pour La Science fait suivre cet article de deux autres, par une primatologue et un psychologue. Ah! me dis-je, enfin nous allons nous insinuer dans l’ontologie du psychisme, comprendre d’où viennent ces éruptions insupportables ! Mais non. Encore des descriptions. L’absence d’une théorie de l’esprit se fait cruellement sentir. Seules ses propriétés dans l’environnement sont examinées. Nulle part n’est exploité le double regard.

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Race, sexe, et discrimination

Étymologie d’ostracisme: exclusion de la vie publique. Lors de temps troublés, les athéniens inscrivaient sur un morceau de poterie ou une coquille (ostrakon en grec) le nom de la personne dont ils considéraient les idées comme les plus dangereuses pour la cité. La personne était bannie pour dix ans. Aujourd’hui le terme indique une exclusion sociale injuste, parce que les raisons en sont imaginaires ou non élucidées. Tournure péjorative. Pourtant il existe une place pour la méfiance fondée sur les a priori. Elle cible un flou, où se dissimule potentiellement un problème. C’est la pensée manichéenne qui crée l’aspect injuste : si la personne n’est pas démontrée coupable elle est donc innocente. Cette justice binaire facilite la vie des tribunaux mais n’est pas très avisée dans la vie courante. La suspicion évite quelques déceptions. La réalité est nette dans l’esprit qui se décharge de ses embarras, floue dans celui qui les assume.

L’étymologie de racisme est moins identifiée. Pas d’origine latine directe. Le terme pourrait être un retraitement de ratio (connexion avec rationem ‘raison’ qui désigne le classement par un ordre à respecter), ou issu de radix (racine) ou encore de l’arabe ras (tête). Tout cela nous ramène au tri par un critère d’origine. L’utilisation de ‘race’ avec des critères biologiques est tardive et source de malentendus : des critères physiques humains sont bien d’origine génétique mais ne peuvent servir à fonder des sous-espèces. En ce domaine ‘race’ devrait être remplacé par ‘ethnie’. L’emploi désastreux du terme ‘racisme’ l’a rendu encore plus péjoratif qu’ostracisme, alors que ce devrait être le contraire. Initialement ‘ostracisme’ servait bien à exclure, et ‘racisme’ seulement à classer. Là encore c’est la pensée manichéenne qui a causé grand tort à ‘racisme’. Il s’agissait de séparer radicalement des humains alors qu’ils ont plus en commun qu’on ne le croit.

Conservons dans cet article les impressions habituelles que vous avez de ces termes : ‘ostracisme’ est un peu méchant et ‘racisme’ vraiment ignoble. Mais je vais essayer de vous les séparer davantage. Voici une étymologie personnelle : prenez ‘rat’ à la base de racisme, et ‘autre’ à celle d’ostracisme.

Le rat est un concurrent. Il parasite ma maison, vole la nourriture. Je l’abhorre et pourtant il ne fait qu’exister, chercher à survivre, obtenir les avantages dont je profite. Il fait la même chose que moi. Il me ressemble. Le racisme est une ardeur à dissimuler la ressemblance. Ainsi je peux détester sans retenue mon rival. Je peux l’empêcher d’empiéter sur ma propre existence.

L’autre est un inconnu. La prudence s’impose. Manque une représentation exacte à son sujet. Peut-être raisonne-t-il de manière très étrangère à la mienne. L’ostracisme est une méfiance envers ce qui est différent de moi, parce qu’il est menace potentielle pour mon existence.

Racisme et ostracisme agissent-ils alors de concert pour me protéger ? Non. Autant l’ostracisme est judicieux, autant le racisme est vicieux. La défiance de l’ostracisme vise le non-moi, mais pour le racisme c’est moi !! A l’ostracisme je devrais associer l’amour du moi, l’appréciation de cette partie de moi dans les autres, et non le contraire. Le racisme est un aveuglement qui fait de l’autre un étranger radical. Il fait pire que la détestation d’un rat. La haine du concurrent humain, plus dangereux, atteint des sommets plus élevés encore. C’est par elle que le racisme devient aussi dévastateur.

La discrimination des sexes est un racisme. La femme appartient à la même espèce que l’homme et cherche comme lui à acquérir du pouvoir. Cette similitude insupportable génère le machisme, racisme masculin envers la femme. L’homme exacerbe le caractère soumis de la femme pour dissimuler la part en elle qui lui ressemble, l’éliminer ainsi plus facilement de la compétition.

La circonspection en croisant une bande de jeunes dans un quartier difficile est un ostracisme. Les passants sont informés que le risque d’agression est plus élevé dans un tel contexte. Ils évitent le contact et toute attitude provocante. L’ostracisme est une protection, tandis que le racisme est agression.

Différence importante à capter. L’ostracisme ne fait pas des gens une menace, le racisme oui. L’agression raciste réclame de notre part une résistance ; nous n’avons pas demandé à y participer. Tandis qu’en rencontrant l’ostracisme c’est à nous d’agir ! Il faut contester ces étiquettes péjoratives dans l’esprit d’autrui. Ceux qui réussissent à les effacer sont ceux qui portent le chapeau et démontrent patiemment qu’il n’est pas à leur taille, pas ceux qui l’ont jeté à terre sous l’effet de la colère.

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Minorités: assimilation ou isolation ?

Le débat sur l’intégration des minorités culturelles, ranimé par l’assimilationnisme intégral de Zemmour, est un avatar de la lutte perpétuelle entre individu et collectif. Conflit qui réside à l’intérieur de soi. Moi et le Tout. Quand ‘Moi’ ressemble à tous les autres, nous prenons le parti du Tout et vilipendons l’égocentrisme des récalcitrants. Quand ‘Moi’ est minoritaire, nous lançons une rebellion contre la tyrannie du Tout. Ainsi s’entretiennent des conflits inextinguibles entre une nation et ses minorités. N’y a-t-il d’autre issue qu’une victoire implacable du Tout, comme le réclame Zemmour, ou une anarchie de communautés rivales, comme il le dénonce ?

Une conscience unifiée fait la solidité de la nation mais menace la diversité des individus. Une conscience patchwork crée des espaces culturels dédiés, mais ces communautés sauront-elles rester soudées devant une menace nationale ?

Je pose le problème le plus simplement possible. La restriction de pensée qui l’entoure saute aux yeux. Seuls deux niveaux d’organisation sociale sont pris en compte, pour être opposés : nation et communauté culturelle. En réalité il en existe bien d’autres : familial, professionnel, régional, international… Voyons les rapports entre nations : faciles entre multiculturelles, nettement plus tendus entre monoethniques. En refusant de gérer les conflits communautaires (par une politique d’assimilation), le problème est transféré aux nations. Peuvent-elles le résoudre plus aisément ? Peut-être, s’il se discutait en toute indépendance au sein d’un comité de chefs d’état. Mais les démocraties ne fonctionnent plus ainsi. Le président, scruté, rend le moindre compte à ses électeurs. Pourquoi supporteraient-ils l’étranger à l’extérieur quand ils n’ont pas appris à le faire chez eux ?

Résoudre le conflit n’est pas l’exacerber entre deux niveaux d’organisation sociale, mais le scinder en multipliant les cercles intermédiaires. Le débiter c’est l’atténuer et le focaliser sur des motifs plus précis. Accéder au réalisme. S’il faut à la fois protéger la diversité des esprits individuels et la conscience collective, créons un grand nombre de petits franchissements plutôt qu’une seule barrière névrosante.

Chaque cercle social doit décider, en indépendance relative, quels sont les avantages et inconvénients de la diversité. Dans les plus fusionnels, couple, proches, l’homogénéité culturelle renforce l’identité de ses membres. Un couple n’a pas vocation à faire vivre en son sein les conflits qu’il n’a pas les moyens de résoudre : grandes questions religieuses, économiques, internationales. Déjà difficile de trouver l’harmonie pour les choses simples. La culture est un liant et non un répulsif pour les individus. C’est au niveau des groupes qu’elle apparaît en tant que marques de colle différentes.

Un cercle social autonome filtre les injonctions culturelles inutiles, ne garde que les bénéfiques. Professionnellement l’origine ethnique s’efface. La discrimination est péjorative, autant la positive que la négative. Autant les grands cercles doivent lutter contre les envahissements des cultures minoritaires, autant des petits doivent  leur être dédiés. Les droits de l’individu sont tacitement reconnus à géométrie variable selon le cercle social. La justice se tâte à ce sujet en séparant « l’espace privé » du public et en tolérant des ordres professionnels, mais elle reste balbutiante. Son égalitarisme est grossier, dépourvu de sensibilité, vécu comme un paternalisme pesant par les cultures minoritaires. Il existe assurément des idéaux universels et inaliénables de la conscience sociale. Les faire largement admettre implique de ne pas les multiplier.

Ajouter des règles devient facile si on les attache à certains étages d’organisation. Celui qui y pénètre respecte la règle, l’abandonne en sortant. L’individu reste libre. Il peut s’affranchir de toute règle dans son ermitage, son abri anti-atomique. Et surtout, plus communément, dans sa propre tête. En sortir est instantanément entrer dans un cercle social. Étroit, il épouse encore volontiers notre identité. Plus il s’agrandit, plus nous sommes partie d’un tout. L’égocentrique se voit devenir minuscule. Mais le collectiviste, qui accepte cette part en lui, n’est réduit en rien. Au contraire il s’éprouve in extenso en n’importe quel endroit du monde. Il se déplace dans les cercles sociaux parce que son esprit se meut dans les représentations idoines. Son identité n’est pas étouffée parce qu’il hiérarchise sa réalité intérieure, de l’intimité à la scène publique. Deux pôles essentiels, l’un pour “Je suis” l’autre pour “J’appartiens à”. Essentialités protégeant l’ego aussi bien que la conscience sociale.

La ré-hiérarchisation sociale que j’ai commencé à soutenir dans d’autres articles peut être vue comme réactionnaire. Faut-il craindre un retour aux abus de l’élitisme ? N’existe-t-il pas d’autres moyens ? Reformer cette hiérarchie au sein de nos esprits individuels est l’alternative. Que notre conscience nous emmène au bon étage. Mais avons-nous tous cette capacité ? La poussée actuelle des wokismes indique le contraire. Platistes, antivax, climatosceptiques, suprémacistes, tous ces groupismes témoignent d’un enfermement de la pensée. Esprits manifestement incapables de regarder la société sous plusieurs angles, se mettre à la place des autres et faire une synthèse honnête. La radicalisation ne construit pas des étages mais une muraille. Séparation du dedans et du dehors. Clairement, une bonne partie de nos congénères, sans doute la majorité, ne sont pas prêts à se ré-hiérarchiser l’esprit de bon gré pour éviter que les décisions leur soient imposées.

A leur crédit, la tâche semble plus facile pour les nantis que les défavorisés. Les premiers disposent de nombreux leviers sur leur vie. Ils intègrent, sans risquer la névrose, que d’autres en aient peu. Les défavorisés, eux, doivent assimiler que d’autres aient tout, avec de rares leviers pour changer la donne. Quel intérêt de ré-hiérarchiser son esprit sur un modèle aussi inégalitaire ? Le défavorisé développe plus d’énergie en étant aveugle aux embûches.

Il nous faut donc corriger les pièges qui plombent la hiérarchie sociale. Ils sont connus : sclérose, embûches inadéquates, sélection sur des critères de naissance quand les qualités souhaitées sont acquises. La perméabilité sociale supérieure aux USA vs France fait tolérer un grand écart social également supérieur. Pas de hauteur limite à la hiérarchie sociale tant qu’aucune barrière ne la verrouille et que les règles de mobilité sont claires.

Corriger collectivement la hiérarchie sociale pour qu’elle puisse s’installer dans les esprits. Installer individuellement sa hiérarchie mentale pour mieux s’insérer dans la société. C’est dans ce ballet que nous transférons notre univers de désirs dans la réalité.

Toutes les cultures y prennent place sans se gêner.

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