Peut-on éteindre la controverse entre déterminisme et indéterminisme ?

Une race d’extra-terrestres observe la Terre. La différence d’échelle de taille et de temps avec eux est telle que l’activité humaine leur semble un ballet frénétique de grains infinitésimaux, aussi aléatoire que des poussières dans un courant d’air. Impossible, pour ces E.T., de prédire le mouvement de ces grains sauf à l’aide d’une méthode originale : ils peuvent, grâce à une impulsion, matérialiser d’autres particules à la surface de la Terre. Les humains voient ainsi surgir du néant ce qui est pour eux les mets les plus délicieux.

Les humains se précipitent pour s’empiffrer, puis lèvent les bras vers le ciel et chantonnent des prières de remerciement. Les scientifiques E.T. observent les grains minuscules se rassembler et émettre des ondes mélodieuses. Ils s’étonnent de cette physique bizarre : le mouvement des grains est impossible à prédire sauf quand l’impulsion interagit avec eux. Plus stupéfiant encore : les grains, indépendants en temps normal, se superposent au même endroit, amplifiant la mélodie unique. Les E.T. décident d’appeler ce phénomène ’intrication cantique’…

La théorie quantique. Les ouvrages de vulgarisation se font un devoir d’insister sur l’éclatement de notre vision de la réalité qu’elle induit. Mais la connaissance n’est-elle pas une suite de renversements du même genre ? Peu avant la plénitude des choses matérielles avait laissé la place à un vide immense, habité seulement par d’infimes points atomiques. Effacement de la substance. Le temps absolu s’est aussi révélé un leurre. Nous voici accompagnés de notre temps personnel, partagé avec des voisins seulement parce qu’ils évoluent à une vitesse relativement proche de la nôtre. Les points de matière se révèlent être une superposition de probabilités. Est-ce une évanescence beaucoup plus terrifiante que les précédentes ? La réalité est toujours palpable, nos sens nous montrent la même. Elle s’est seulement enrichie, grâce à des technologies étonnantes. Ce sont des plans de réalité supplémentaires qui se créent, pas les précédents qui s’évanouissent.

Je trouve même la théorie quantique des champs curieusement rassurante : elle décrit la réalité à son échelle avec une précision inouïe, et remplace le néant par des lignes de champ et une populace quantique virtuelle grouillante. Jamais le vide n’a été occupé si densément ! Je ne m’étonne plus qu’il soit épuisant de marcher une journée entière, même sans obstacle apparent…

Pour les physiciens, derrière le désagrément de mathématiques difficiles à s’approprier, le regain d’assurance est patent. Désormais la réalité s’affranchit de discussions philosophiques insolubles sur essence et substance. Tout a lieu dans des espaces mathématiques.

Les particules de matière sont devenues excitations d’un champ qui leur est spécifique. Chacune est une onde de la plus petite intensité possible rapportée à l’énergie de la particule. Elle se promène dans son univers personnel. En l’absence de particule, les champs sont toujours présents, au repos, comme une mare sans ride quand aucune brise ne souffle. Mais en fait ils ne sont jamais complètement immobiles, ils oscillent légèrement : fluctuations quantiques attendues par le principe d’incertitude d’Heisenberg.

Le terme ‘particule’ n’est plus adapté. L’individuation quantique peut être aussi bien point, onde, nuage. Ses propriétés ne lui appartiennent plus. Elles n’apparaissent que dans les interactions avec d’autres champs. Cet individu connu seulement de manière mathématique s’appelle désormais ‘quanton’.

Vous connaissez certainement l’expérience de la double fente, dont les variantes montrent toute l’étrangeté du monde quantique. Un photon transite entre émetteur et récepteur par 2 fentes A et B. S’il ne rencontre pas d’interaction, il est impossible de dire s’il passe par la fente A ou B. Il produit une interférence avec lui-même sur le récepteur.

Si un appareil quelconque interagit avec le photon pour savoir s’il passe par A ou B, l’interférence est détruite. L’existence de cette information suffit. Pas besoin de la montrer. Par exemple polariser le photon par le passage à travers une plaque de mica, sans chercher à mesurer sa polarisation ensuite, détruit l’interférence. Si l’information à propos du trajet est annulée (par exemple le photon repasse par une plaque de polarisation à 45° qui change aléatoirement son état polarisé), l’interférence réapparaît.

Ce phénomène quantique ne touche pas que les particules élémentaires, mais aussi les molécules. NH3 a deux configurations spatiales possibles : l’atome d’azote au-dessus ou en dessous du triangle formé par les 3 atomes d’hydrogène. La molécule est dans un état superposé des deux configurations tant qu’une interaction n’a pas précisé la position de N.

Conclusion : un quanton n’a aucune propriété définitive tant qu’il n’est pas impliqué dans une interaction. Emplacement spatial, moment cinétique, spin… toutes les propriétés sont concernées. La mesure de l’une d’entre elles la détermine (effondrement des états superposés dans un état unique appelé eigenstate), mais les autres deviennent impossibles à connaître (principe d’incertitude de Heisenberg).

Deux quantons sont chacun dans leurs états superposés et présentent ensemble toutes les combinaisons de ces états. Une interaction entre eux peut réduire les combinaisons possibles pour une propriété. ‘Intrication’ : mesurer la propriété pour l’un des quantons indique l’état de l’autre. L’intrication ne tient pas compte de la distance séparant les quantons. C’est l’ensemble des 2 quantons qui possède la superposition des états et non plus les quantons individuels. Quand l’ensemble a un état défini, ceux des quantons individuels ne le sont pas. L’ensemble est un niveau d’existence indépendant des parties.

Nous avons là un parfait exemple d’émergence ontologique, qui sonne le glas de l’éliminativisme. Pourquoi les micromécanismes ne sont-ils pas tout ? Parce que ceux-ci sont justement une vision réduite, arbitraire, de la réalité complexe. Les ‘forces élémentaires’ sont elles aussi conséquences de cette réduction arbitraire. Il faut leur ôter leur caractère fondamental. Il n’existe que des forces configurationnelles tout au long de la dimension complexe.

Pour nos quantons, le niveau d’existence ‘fusion’ ne fait pas disparaître celui des ‘parties’. Lors de transitions de phase quantiques, il existe une renégociation entre les parties et leur fusion. L’enfantement d’un niveau par le précédent est continuel. La primauté des parties est indéniable dans l’échange qu’elles entretiennent avec leur fusion.

Le microscopique a introduit des incertitudes étranges et inattendues. Il est tentant de penser que la fusion, en tant qu’émergence, se limite à l’échelon quantique. C’est le discours qui a prévalu jusqu’à la fin du XXème siècle. Un objet macroscopique est vu comme la réunion de ses éléments déterministes et non comme une fusion indépendante s’imposant à eux. Attention quand nous cherchons un exemple. Dans un livre de physique excellent par ailleurs je lis à l’appui de l’éliminativisme : « L’état d’un bureau est la somme des états de ses composants individuels (matériaux, livres, crayons…) et non un bureau imposant son état indépendant aux composants ». Malheureux exemple qui n’a rien d’une fusion. Le bureau peut être vu comme système organisé par un humain mais il n’a rien d’un niveau auto-organisé. L’organisation n’existe que dans l’esprit de son propriétaire. Simple collection d’objets. Un véritable exemple de fusion macroscopique est une bactérie, dont le destin (mouvement, composition, duplication, symbiose, etc) n’est compréhensible que de son niveau d’existence supérieur. Compréhensible en tant que fusion fonctionnelle et non en tant qu’assemblage d’organites (et encore moins de ses molécules). Tandis que le destin du bureau réside… dans l’attachement que lui porte son propriétaire.

Il existe des intrications authentiques dans le monde macroscopique, très loin de l’échelon quantique. Les esprits humains sont intriqués par des mèmes sociaux. Ces concepts clonés dans les structures mentales font décider d’actes similaires aux humains, quelque soit leur emplacement sur la planète. Les humains intriquent leurs mèmes en ayant lu le même ouvrage, ou tenu une discussion qui a coordonné les opinions. Les mèmes sont des codifications de schémas neuraux à l’existence physique indéniable. Comme pour l’intrication quantique, ils ont une distribution et non une localisation spatiale. Existence indépendante de l’endroit, que l’on tend à dire ‘virtuelle’ parce qu’information pure. Mais toute chose matérielle n’est-elle pas de même une structure d’information ? La frontière entre matériel et virtuel est gommée. Nous pourrions remplacer ces termes par ‘information physique localisée’ et ‘information physique distribuée’.

La dissolution de la frontière entre virtuel et réel va bien au-delà du monde quantique. Ce changement de paradigme radical impacte notre vision entière de la réalité. Pour le comprendre, revisitons en premier lieu la version la plus courante de ce paradigme :

Lorsque nous pensons ‘probabilité’ c’est en tant que possibilité virtuelle, éventualité de réalisation parmi d’autres. Une probabilité n’a pas de réalité. Pas encore. Pas tant que le fait n’est pas survenu. Or nous venons de voir que c’est faux au moins pour les faits quantiques. Tous les états d’une particule quantique sont bien réels, chacun affecté de son taux de probabilité. Le quanton est la superposition de tous ces états. Aucun ne peut manquer pour une représentation complète. C’est l’ensemble qui, lors d’une interaction, décide de son résultat. La totalité s’organise avec celle d’autres particules pour former une issue qui est également une superposition de probabilités.

Qu’en est-il des faits macroscopiques ? Avant sa survenue, un fait n’existe-t-il pas déjà réellement, dans les éléments qui forment sa probabilité de réalisation ? Ces éléments sont des piles de niveaux organisés depuis l’échelon quantique. Leurs propres existences sont avérées. C’est-à-dire que leurs probabilités constitutives sont stabilisées dans leurs existences actuelles. Un élément, ou un fait, est l’organisation finale des probabilités surimposées. Une probabilité n’est pas alors virtuelle, dans le sens où elle n’aurait pas encore d’existence. Elle est parfaitement réelle. Elle est simplement susceptible de disparaître au profit d’une autre lors d’une interaction. Comme toute autre organisation.

C’est l’étonnant changement de paradigme apporté par le monde quantique. Pas vraiment une théorie en soi. Plutôt une autre manière de regarder la réalité. L’existence des choses est bien celle que nous connaissons. L’unicité d’un élément ou d’un fait macroscopique reste la même. Ce n’est que dans la constitution, l’existence préalable devenue structure intime, que s’introduisent les probabilités. Chaque élément ou fait doit être vu comme agrégation de probabilités réelles, et quelque chose de plus en tant que cet agglomérat. Fusion qui correspond à la substance que nous attribuons habituellement aux choses.

Notre changement de paradigme éteint l’opposition entre déterminisme et indéterminisme. C’est leur alternance qui construit la réalité. La réalité cherche ses solutions d’organisation possibles en écrivant des probabilités bien réelles. Phase de relation indéterministe. Elle en choisit une. Phase d’organisation déterministe par dessus la structure sous-jacente. Lorsque nous regardons la réalité dans la dimension complexe : par la direction ascendante, elle se constitue de manière indéterministe ; par la direction descendante, elle est constituée de manière déterministe.

Conclusion précieuse pour notre propos : elle nous dispense de faire le choix d’une fondation déterministe ou indéterministe au réel. Un obstacle majeur disparaît. En effet, la théorie quantique est un modèle probabiliste vérifié par le haut, mais impossible à vérifier par le bas. Nous avons la confirmation descendante mais pas l’ascendante. Nous ne disposons pas de la résolution d’observation nécessaire, stoppée par la limite technologique. Impossible d’éliminer les thèses superdéterministe ou déterministe non-locale comme fondation de la réalité. Peu importe : nous n’avons plus besoin de fondation ultime et nous avons dissous l’opposition entre réalité déterminée et indéterminée.

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