La violence

Le défaut de double regard fait souvent passer complètement à côté d’un sujet. Exemple avec un article sur la violence dans Pour La Science, publié par Charles-Édouard de Suremain, anthropologue. Il promène utilement l’oeil collectiviste de sa spécialité sur les contextes et formes de la violence, mais à aucun moment ne permet de saisir son essence. Parce qu’elle est individualiste. Le collectiviste lui tourne autour sans pouvoir s’installer en son centre.

De Suremain utilise cette définition pour la violence : « toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d’entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d’un être animé ; tout acte d’intrusion qui a pour effet volontaire ou involontaire la dépossession d’autrui, le dommage ou la destruction d’objets inanimés ». Prenons cette autre définition : « brusquer le monde pour qu’il devienne conforme à mon désir ». La première peut être tirée de la seconde. La première est une description et la seconde véritable définition ontologique.

Deux éléments composent cette ontologie. 1) L’identité individuelle veut s’imposer au tout. Désir existentiel. 2) La transformation doit s’effectuer maintenant, sinon elle ne surviendra pas. Impératif temporel.

Chacun de ces éléments est installé, séparément, dans tout esprit sain. Le désir est omniprésent. Il s’éprouve dans les routines satisfaisantes du présent. Le monde répond à mes habitudes. Le désir se cherche aussi dans mes prédictions. Il me construit un destin plus ou moins lointain. Le désir emplit ainsi toute l’étendue temporelle de mon identité et s’en trouve entièrement satisfait.

L’immédiateté du destin prévu est parfois impérative. Si le danger me guette dans l’instant, ce n’est pas dans le futur que je dois contraindre le monde. Je le brusque. Je tourne brutalement mon volant pour éviter l’accident. Je me précipite vers l’extincteur pour étouffer un feu naissant. Je tire vivement le bras d’un enfant qui s’est trop approché d’un précipice.

Les deux éléments sont ainsi, séparément, naturels et nécessaires. Pourquoi leur association, définissant la violence, peut-elle prendre un sens péjoratif ?

Cette signification n’apparaît que dans l’oeil du collectif. La violence est toujours positive du point de vue de l’individu. Pourquoi l’entreprendrait-il, sinon ? Elle devient éventuellement négative sous l’autre regard, celui du collectif, qui peut être réduit au couple formé par deux individus.

Le sens social de la violence est manifestation du conflit entre ces deux regards. Prendre de la hauteur n’est pas une promenade anthropologique mais constater qu’il existe une violence de la violence. Certaines brusqueries de l’individu sont tolérées par le collectif, d’autres sont condamnables et doivent être stoppées immédiatement. La violence répond à la violence, dit-on. Oui, mais elles ne sont pas du même ordre. L’une est exercée par l’ego, l’autre par la conscience sociale. La première n’est licite que dans le strict champ de l’esprit individuel. Elle peut être librement fantasmée. Elle ne peut jaillir dans la réalité commune que si la conscience sociale le permet. La violence personnelle, encore appelée agressivité, doit négocier son passeport collectiviste pour entrer en société. Si elle ne montre pas patte blanche, alors la violence à son encontre est justifiée. Elle a franchi indûment la frontière. Le gendarme social réagit.

Vous comprenez ici l’inanité de certaines protestations contre la violence policière. Elle est comparée à celle qu’elle tente d’étouffer et critiquée pour cette raison. Absurde. D’abord parce que les violences ne sont pas des entités séparées ; elles sont une chaîne. Le premier maillon construit les autres. S’il se désagrège, toute la chaîne disparaît. D’autre part la violence de la police émane de la société globale, celle des manifestants est un regroupement de violences individuelles. Conscience sociale contre egos. La première n’a aucun droit d’exercer des violences dans la tête des seconds. Les seconds n’ont aucun droit d’en déclencher dans le champ de la première, sans son accord, sans respecter ses règles.

La violence policière est condamnable quand elle est l’expression injustifiée d’une violence de l’ego. La mort de George Floyd aux Etats-Unis est un meurtre. Le CRS qui tabasse sans état d’âme est le bras du collectif. Ce n’est pas lui qui initie la violence.

En matière de jugement social de la violence, nous devons être attentifs à ces deux critères : 1) Dans quel ordre se situe-t-elle ? Individualiste ou collectiviste ? 2) Dans quel champ s’exerce-t-elle ? Personnel ou social ? Il n’est aucunement nécessaire d’exercer une violence contre la violence quand son ordre est adapté à son champ. Ainsi peut s’exercer librement notre indispensable agressivité.

Deux questions complémentaires à traiter :

Comment changer la société quand ses règles sont injustes, sans violence de la part de ses membres ?

Une foule de manifestants est-elle un collectif ou un regroupement individué ?

Pourquoi l’esprit choisit-il l’immédiateté plutôt que la planification pour exercer son désir ?

Une piste pour votre réflexion : la conscience sociale n’existe que dans les esprits individuels, sous forme de mimétisme de l’un à l’autre. La violence est donc un conflit intrinsèque à notre esprit, entre certaines représentations et d’autres. Comment résolvons-nous un conflit majeur dans notre esprit ? En l’organisant, en le sectionnant à travers différents cercles d’importance, en modifiant les éléments du conflit dans leur espace dédié. De cette manière les éléments réassemblés ne sont plus si contradictoires. La réduction des violences sociales implique de modeler la société physique sur ce modèle de société mentale. Il s’agit de redresser et protéger l’emboîtement de poupées russes que représente la hiérarchie sociale, tout en la rendant plus fluide. Très peu de règles universelles, mais une hiérarchie précise de règles locales.

Quant à savoir si une foule est un collectif ou un regroupement individué, il faut prendre ‘collectif’ et ‘individu’ en référence à cette hiérarchie de cercles sociaux. Tout groupe est ‘collectif’ pour les individus qui le composent; tout groupe est ‘individu’ pour le cercle plus vaste auquel il appartient.

En conclusion peut-on reprocher à Charles-Édouard de Suremain son regard sophistiqué mais réducteur d’anthropologue sur la violence ? N’est-il pas simplement enfermé dans sa discipline et lui a-t-on demandé d’en sortir ? Probablement pas. Néanmoins nous pouvons attendre de la science qu’elle nous parle de l’autre regard, intrinsèque à l’individu, sur la violence. Pour La Science fait suivre cet article de deux autres, par une primatologue et un psychologue. Ah! me dis-je, enfin nous allons nous insinuer dans l’ontologie du psychisme, comprendre d’où viennent ces éruptions insupportables ! Mais non. Encore des descriptions. L’absence d’une théorie de l’esprit se fait cruellement sentir. Seules ses propriétés dans l’environnement sont examinées. Nulle part n’est exploité le double regard.

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Chaos: ordre ou désordre ?

Le chaos est un embrouillamini où notre entendement peine à trouver la moindre trace d’ordre. Un ordre ? Dans quelle dimension ? Stoppons le temps. Le chaos devient un tableau fixe. Tout est à sa place. Peinture abstraite mais bien formée d’éléments. L’ordre est spatial. En grossissant bien nous y voyons des molécules, chacune propriétaire de son emplacement, ne se chevauchant pas.

Redémarrons le temps. Les tableaux fixes se succèdent à une vitesse inouïe. Désordre ? Pas exactement. Chacun est intégralement résultat du précédent. Pour l’archange mathématique capable de calculer cette fantastique équation, la réalité est parfaitement ordonnée. Pas la moindre fantaisie en elle. Peut-être parce que l’archange ne dispose de rien d’autre que son équation pour l’apprécier ? Elle se laisse en tout cas photographier ainsi.

Le désordre est l’absence d’un ordre que nous avons déjà appris à reconnaître. Une représentation mentale se tient devant la réalité et se cherche en elle. L’ordre est derrière notre oeil, devant se tient le lieu de son marché. L’ordre est une symétrie entre un système et sa représentation. Tout système pourrait mériter l’étiquette ‘chaos’. C’est dans la relation symétrique qu’il la perd. Cette relation n’est ni spatiale ni temporelle ; c’est une symétrie dans la dimension complexe. Deux niveaux séparés de complexité sont en interaction.

Parmi le vraiment grand nombre de configurations prises par un système, lesquelles font l’objet d’un ‘ordre’, c’est-à-dire d’une représentation symétrique chez ce qui regarde ? Celles qui sont stables. Un système constamment changeant n’est pas reconnu comme individuation, ni par son contexte ni par l’oeil qui représente. Il est fondu dans le décor. La stabilité permet de faire du système un élément individuel et d’exercer une prédiction à son sujet. ‘Stabilité’ a une définition temporelle. Comme l’ordre, la stabilité réside dans l’oeil qui regarde. Elle transforme le temps propre du système en un autre qui soit saisissable par l’oeil. Un nombre inouï d’états ont pu se succéder dans le système mais son apparence est restée identique dans le temps de l’oeil grâce à la stabilité.

Comment l’oeil a-t-il pu apparaître ? Pourquoi un autre temps s’est-il formé ? Pourquoi la réalité n’est-elle pas seulement une succession incommensurable de ses états, sans rien pour venir attester qu’elle est ordonnée ? L’oeil n’a pas attendu sa longue évolution jusqu’à sa forme humaine pour exister. Il se forme par la simple existence du système, d’éléments en relation. Il est le tout surimposé à ces relations. Il est flou quand le système explore son vraiment grand nombre d’états différents, se condense quand il trouve une zone d’équilibre. Les états montrent alors une propriété stable au contexte qui entoure le système. Le système apparaît individué au contexte. Mais le contexte apparaît aussi comme totalité au système. L’individuation naît dans le fait d’être stabilité au sein de quelque chose. C’est dans cette nouvelle relation individu/tout que s’amorce l’auto-représentation du système. Il devient oeil pour sa propre constitution. Deux faces apparaissent pour le système, l’ontologique vue de sa constitution, l’épistémique vue de son auto-représentation. Création d’un infime fragment de conscience, qui s’est beaucoup épaissi dans la complexité dissimulée derrière l’oeil humain.

Le chaos n’est aucunement du désordre. C’est le Tout, qui explore indéfiniment ses états possibles. Le Tout qui nous échappe par son omniprésence. Impossible d’être, en tant qu’ordre nous-mêmes, sans être contenu en lui. Impossible au Tout de s’éprouver sans en passer par nous. Dieu nous a créé en tant que surface sensible 🙂

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Race, sexe, et discrimination

Étymologie d’ostracisme: exclusion de la vie publique. Lors de temps troublés, les athéniens inscrivaient sur un morceau de poterie ou une coquille (ostrakon en grec) le nom de la personne dont ils considéraient les idées comme les plus dangereuses pour la cité. La personne était bannie pour dix ans. Aujourd’hui le terme indique une exclusion sociale injuste, parce que les raisons en sont imaginaires ou non élucidées. Tournure péjorative. Pourtant il existe une place pour la méfiance fondée sur les a priori. Elle cible un flou, où se dissimule potentiellement un problème. C’est la pensée manichéenne qui crée l’aspect injuste : si la personne n’est pas démontrée coupable elle est donc innocente. Cette justice binaire facilite la vie des tribunaux mais n’est pas très avisée dans la vie courante. La suspicion évite quelques déceptions. La réalité est nette dans l’esprit qui se décharge de ses embarras, floue dans celui qui les assume.

L’étymologie de racisme est moins identifiée. Pas d’origine latine directe. Le terme pourrait être un retraitement de ratio (connexion avec rationem ‘raison’ qui désigne le classement par un ordre à respecter), ou issu de radix (racine) ou encore de l’arabe ras (tête). Tout cela nous ramène au tri par un critère d’origine. L’utilisation de ‘race’ avec des critères biologiques est tardive et source de malentendus : des critères physiques humains sont bien d’origine génétique mais ne peuvent servir à fonder des sous-espèces. En ce domaine ‘race’ devrait être remplacé par ‘ethnie’. L’emploi désastreux du terme ‘racisme’ l’a rendu encore plus péjoratif qu’ostracisme, alors que ce devrait être le contraire. Initialement ‘ostracisme’ servait bien à exclure, et ‘racisme’ seulement à classer. Là encore c’est la pensée manichéenne qui a causé grand tort à ‘racisme’. Il s’agissait de séparer radicalement des humains alors qu’ils ont plus en commun qu’on ne le croit.

Conservons dans cet article les impressions habituelles que vous avez de ces termes : ‘ostracisme’ est un peu méchant et ‘racisme’ vraiment ignoble. Mais je vais essayer de vous les séparer davantage. Voici une étymologie personnelle : prenez ‘rat’ à la base de racisme, et ‘autre’ à celle d’ostracisme.

Le rat est un concurrent. Il parasite ma maison, vole la nourriture. Je l’abhorre et pourtant il ne fait qu’exister, chercher à survivre, obtenir les avantages dont je profite. Il fait la même chose que moi. Il me ressemble. Le racisme est une ardeur à dissimuler la ressemblance. Ainsi je peux détester sans retenue mon rival. Je peux l’empêcher d’empiéter sur ma propre existence.

L’autre est un inconnu. La prudence s’impose. Manque une représentation exacte à son sujet. Peut-être raisonne-t-il de manière très étrangère à la mienne. L’ostracisme est une méfiance envers ce qui est différent de moi, parce qu’il est menace potentielle pour mon existence.

Racisme et ostracisme agissent-ils alors de concert pour me protéger ? Non. Autant l’ostracisme est judicieux, autant le racisme est vicieux. La défiance de l’ostracisme vise le non-moi, mais pour le racisme c’est moi !! A l’ostracisme je devrais associer l’amour du moi, l’appréciation de cette partie de moi dans les autres, et non le contraire. Le racisme est un aveuglement qui fait de l’autre un étranger radical. Il fait pire que la détestation d’un rat. La haine du concurrent humain, plus dangereux, atteint des sommets plus élevés encore. C’est par elle que le racisme devient aussi dévastateur.

La discrimination des sexes est un racisme. La femme appartient à la même espèce que l’homme et cherche comme lui à acquérir du pouvoir. Cette similitude insupportable génère le machisme, racisme masculin envers la femme. L’homme exacerbe le caractère soumis de la femme pour dissimuler la part en elle qui lui ressemble, l’éliminer ainsi plus facilement de la compétition.

La circonspection en croisant une bande de jeunes dans un quartier difficile est un ostracisme. Les passants sont informés que le risque d’agression est plus élevé dans un tel contexte. Ils évitent le contact et toute attitude provocante. L’ostracisme est une protection, tandis que le racisme est agression.

Différence importante à capter. L’ostracisme ne fait pas des gens une menace, le racisme oui. L’agression raciste réclame de notre part une résistance ; nous n’avons pas demandé à y participer. Tandis qu’en rencontrant l’ostracisme c’est à nous d’agir ! Il faut contester ces étiquettes péjoratives dans l’esprit d’autrui. Ceux qui réussissent à les effacer sont ceux qui portent le chapeau et démontrent patiemment qu’il n’est pas à leur taille, pas ceux qui l’ont jeté à terre sous l’effet de la colère.

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Qui ou quoi a créé tout ?

Le monde est d’une complexité inouïe. Non seulement nous sommes des êtres extrêmement diversifiés mentalement mais notre constitution est tout aussi complexe. En lisant un article sur la machinerie cellulaire vous vous demandez : Comment tout cela tient-il debout ? Par quel miracle le métabolisme ne devient-il pas un chaos ? Et surtout, comment un processus aussi sophistiqué a-t-il pu s’édifier “par hasard”, si on le croit spontané, apparu sans intention extérieure ?

L’idée semble tellement absurde que les religions s’affilient encore la majorité des esprits. Un Grand Créateur est une explication assimilable par tous. Il représente la puissance de l’intention, peu importe comment elle est parvenue à ciseler cette incroyable réalité. Dieu symbolise le contrôle, par opposition au hasard. Le contrôle semble bien plus compétent que le hasard pour construire, ordonner, assembler les pièces du puzzle univers. Est-ce bien le cas ?

Pour en juger, scrutons les experts les plus accomplis du contrôle à ce jour : nous-mêmes. Dans le ‘nous’, j’intègre prétentieusement tous les cerveaux humains hébergeant des connaissances supérieures aux miennes. De quoi est donc capable l’Humanité, version la plus approchée du Grand Créateur dont l’existence nous soit certaine ? L’Humanité comprend, explique et reproduit un nombre croissant de phénomènes. Possède-t-elle un contrôle intégral sur un seul d’entre eux ? Non, pas vraiment. Réfléchissez-y. Nous contrôlons les phénomènes avec d’autres. Utilisation systématique d’instruments. Y compris de notre corps, dont nous ne pouvons prétendre avoir le contrôle intégral. Nous sommes à bord. D’innombrables automatismes permettent de s’en servir sans former une intention particulière. Aucun phénomène, qu’il s’agisse des propriétés d’un objet, d’un élément biologique ou mental, ne nous est connu intégralement jusqu’à ses mécanismes les plus fondamentaux. Ceux-ci restent hypothétiques. Notre contrôle est un rétro-contrôle, juché par dessus une complexité préexistante que nous ne pouvons que représenter.

Nos intentions sont des rétrocontrôles. L’esprit est secoué de surprises en découvrant la réalité physique des objets qu’il utilise quotidiennement, des phénomènes naturels qu’il observe depuis la nuit des temps. Nul besoin d’un contrôle total sur eux pour s’en faire des alliés. Il suffit de modéliser quelques aspects de leur fonctionnement. Quelques rétro-contrôles physiques placés au bon endroit et l’objet ou le phénomène influence sa course pour rejoindre notre prédiction.

L’extension temporelle de nos prédictions est limitée. Même en disposant d’un modèle scientifique rigoureux, sa validité est contingentée par la stabilité du contexte. Ultimement le scientifique postule la stabilité des ‘lois naturelles’ pour installer sa logique. Il faut un ordre préexistant pour édifier les suivants. Même alors, les aspects trouvés par l’ordre au fil du temps deviennent imprévisibles, inéluctablement. La science est coincée entre deux inconnus, hypothétique origine et futur incertain. Seule une tranche de réalité nous est accessible.

L’Humanité, meilleur ingénieur universel disponible, se fait surprendre aussi bien par son passé que son futur. Racine et sommet de la dimension complexe disparaissent dans le flou. Surtout, nous n’avons aucune raison de penser que la situation changera pour nos successeurs. Certes nous décryptons la réalité à marche forcée pour agrandir la tranche où opèrent nos rétro-contrôles. Mais rien ne suggère qu’il soit possible d’atteindre une extrémité, fondation ou intention ultime. Seules quelques convictions très personnelles animent un discours contraire. Aucun de ces croyants n’a accès à une globalité extérieure à la réalité. Convictions situées à l’intérieur, dans une tranche minuscule. Quelle valeur ?

L’Humanité, en tant qu’approximation la plus voisine du Grand Créateur, appréhende et rétrocontrôle une fraction de ce qui existe, sans espoir de l’englober. Les religions, pour rester cohérentes, gardent un mystère impénétrable entre Dieu et nous. La science envoie ses sondes dans le mystère sans pouvoir le dissiper entièrement. Dieu n’est pas plus accessible que le hasard. L’un comme l’autre sont définitivement hors de notre portée.

En quoi, dans ce cas, peuvent-ils rendre service à notre entendement ? Le rôle du concept ‘Dieu’ est le plus facile à saisir. Il permet de mieux se comprendre soi-même. Dieu est l’idéal présidant à nos intentions. Pas facile d’analyser l’ensemble de nos réactions. Nous sommes capables de nous surprendre nous-mêmes. Commençons par expliquer nos propres désirs. Dieu est en quelque sorte celui qui a tout compris de lui-même puisqu’il est ‘tout’. Sa valeur en tant que direction collective est précieuse. Les religions ne l’ont pas toujours placé sur les bons rails, mais la simple possibilité des voies est une arme contre le chaos. Notez que ‘Dieu’ renforce notre intention, nous permet de la comprendre et la réorienter, mais ne contient aucune explication. Inacceptable pour le non-croyant.

Le concept de hasard est plus difficile. Comment peut-il fabriquer de l’ordre, et finalement de l’intention ? Il aura fallu plusieurs siècles de science patiemment tissée, avec une accélération remarquable sur le dernier, pour apporter une réponse. Les processus que nous regroupons sous le terme de ‘hasard’ explorent perpétuellement leurs relations. Ils tombent sur des résultats stables. Création d’une permanence temporelle, parfois impressionnante (un proton dure 10… années). Entre ces organisations devenues ‘éléments’ apparaissent des relations d’ordre supérieur. Un nouveau plan de réalité s’est formé. Matérialisation de la dimension complexe. Tout contexte relationnel identique reproduira la même organisation. Ici le hasard devient ébauche d’intention. L’empilement des niveaux de réalité épaissit cette intention en la rendant plus complexe, plus intégrative, plus fragile aussi. C’est l’histoire racontée par Surimposium, débouchant sur la puissance de nos représentations mentales.

Dans cette direction l’intention s’explique mais ne s’éprouve pas. Il faut le ‘hasard’ pour expliquer et ‘Dieu’ pour éprouver. Chez les non-croyants, ‘Dieu’ est l’auto-observation consciente. Nous nous sommes réappropriés Dieu. Mais cela ne fait pas disparaître ce qu’il symbolise. Nous avons besoin d’une intention supérieure pour comprendre l’expérience consciente. C’est le concept du ‘double regard’. Ni le regard ontologique ni celui épistémique de la conscience ne sont réductibles l’un à l’autre.

Revenons au problème de savoir qui ou quoi a créé tout cela. Tout s’arrange ! Il n’est plus nécessaire de se référer à un Grand Créateur définitivement isolé dans son mystère, très peu humain finalement pour cette raison. L’Humanité n’est plus sa fille supposée. La voici débarrassée de l’obligation de contrôle total, de succéder au Grand Créateur, afin que tout s’explique. L’Humanité reprend son rôle d’observateur. Elle peut éprouver l’instant, se faire surprendre, s’étonner du passé et du futur, rétro-contrôler les choses, montrer de la curiosité pour ce qui lui échappe. Elle retrouve sa liberté, car pour posséder un libre-arbitre il faut être environné d’inconnu. L’intention n’existe qu’au sein d’un choix de possibilités et non d’une solution advenue. L’intention naît dans la matière sur la précarité des solutions trouvées et pas seulement dans leur stabilité.

Nous avons réattribué au hasard la responsabilité d’organiser l’essence des choses, leur réalité intégrale. Le réel s’est auto-constitué. Nous sommes à bord. Profitons de notre statut de passager de 1ère classe pour apprécier toutes les saveurs de l’univers traversé. Les atomes, dans la fournaise de la salle des machines, sont moins confortablement attablés.

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Minorités: assimilation ou isolation ?

Le débat sur l’intégration des minorités culturelles, ranimé par l’assimilationnisme intégral de Zemmour, est un avatar de la lutte perpétuelle entre individu et collectif. Conflit qui réside à l’intérieur de soi. Moi et le Tout. Quand ‘Moi’ ressemble à tous les autres, nous prenons le parti du Tout et vilipendons l’égocentrisme des récalcitrants. Quand ‘Moi’ est minoritaire, nous lançons une rebellion contre la tyrannie du Tout. Ainsi s’entretiennent des conflits inextinguibles entre une nation et ses minorités. N’y a-t-il d’autre issue qu’une victoire implacable du Tout, comme le réclame Zemmour, ou une anarchie de communautés rivales, comme il le dénonce ?

Une conscience unifiée fait la solidité de la nation mais menace la diversité des individus. Une conscience patchwork crée des espaces culturels dédiés, mais ces communautés sauront-elles rester soudées devant une menace nationale ?

Je pose le problème le plus simplement possible. La restriction de pensée qui l’entoure saute aux yeux. Seuls deux niveaux d’organisation sociale sont pris en compte, pour être opposés : nation et communauté culturelle. En réalité il en existe bien d’autres : familial, professionnel, régional, international… Voyons les rapports entre nations : faciles entre multiculturelles, nettement plus tendus entre monoethniques. En refusant de gérer les conflits communautaires (par une politique d’assimilation), le problème est transféré aux nations. Peuvent-elles le résoudre plus aisément ? Peut-être, s’il se discutait en toute indépendance au sein d’un comité de chefs d’état. Mais les démocraties ne fonctionnent plus ainsi. Le président, scruté, rend le moindre compte à ses électeurs. Pourquoi supporteraient-ils l’étranger à l’extérieur quand ils n’ont pas appris à le faire chez eux ?

Résoudre le conflit n’est pas l’exacerber entre deux niveaux d’organisation sociale, mais le scinder en multipliant les cercles intermédiaires. Le débiter c’est l’atténuer et le focaliser sur des motifs plus précis. Accéder au réalisme. S’il faut à la fois protéger la diversité des esprits individuels et la conscience collective, créons un grand nombre de petits franchissements plutôt qu’une seule barrière névrosante.

Chaque cercle social doit décider, en indépendance relative, quels sont les avantages et inconvénients de la diversité. Dans les plus fusionnels, couple, proches, l’homogénéité culturelle renforce l’identité de ses membres. Un couple n’a pas vocation à faire vivre en son sein les conflits qu’il n’a pas les moyens de résoudre : grandes questions religieuses, économiques, internationales. Déjà difficile de trouver l’harmonie pour les choses simples. La culture est un liant et non un répulsif pour les individus. C’est au niveau des groupes qu’elle apparaît en tant que marques de colle différentes.

Un cercle social autonome filtre les injonctions culturelles inutiles, ne garde que les bénéfiques. Professionnellement l’origine ethnique s’efface. La discrimination est péjorative, autant la positive que la négative. Autant les grands cercles doivent lutter contre les envahissements des cultures minoritaires, autant des petits doivent  leur être dédiés. Les droits de l’individu sont tacitement reconnus à géométrie variable selon le cercle social. La justice se tâte à ce sujet en séparant « l’espace privé » du public et en tolérant des ordres professionnels, mais elle reste balbutiante. Son égalitarisme est grossier, dépourvu de sensibilité, vécu comme un paternalisme pesant par les cultures minoritaires. Il existe assurément des idéaux universels et inaliénables de la conscience sociale. Les faire largement admettre implique de ne pas les multiplier.

Ajouter des règles devient facile si on les attache à certains étages d’organisation. Celui qui y pénètre respecte la règle, l’abandonne en sortant. L’individu reste libre. Il peut s’affranchir de toute règle dans son ermitage, son abri anti-atomique. Et surtout, plus communément, dans sa propre tête. En sortir est instantanément entrer dans un cercle social. Étroit, il épouse encore volontiers notre identité. Plus il s’agrandit, plus nous sommes partie d’un tout. L’égocentrique se voit devenir minuscule. Mais le collectiviste, qui accepte cette part en lui, n’est réduit en rien. Au contraire il s’éprouve in extenso en n’importe quel endroit du monde. Il se déplace dans les cercles sociaux parce que son esprit se meut dans les représentations idoines. Son identité n’est pas étouffée parce qu’il hiérarchise sa réalité intérieure, de l’intimité à la scène publique. Deux pôles essentiels, l’un pour “Je suis” l’autre pour “J’appartiens à”. Essentialités protégeant l’ego aussi bien que la conscience sociale.

La ré-hiérarchisation sociale que j’ai commencé à soutenir dans d’autres articles peut être vue comme réactionnaire. Faut-il craindre un retour aux abus de l’élitisme ? N’existe-t-il pas d’autres moyens ? Reformer cette hiérarchie au sein de nos esprits individuels est l’alternative. Que notre conscience nous emmène au bon étage. Mais avons-nous tous cette capacité ? La poussée actuelle des wokismes indique le contraire. Platistes, antivax, climatosceptiques, suprémacistes, tous ces groupismes témoignent d’un enfermement de la pensée. Esprits manifestement incapables de regarder la société sous plusieurs angles, se mettre à la place des autres et faire une synthèse honnête. La radicalisation ne construit pas des étages mais une muraille. Séparation du dedans et du dehors. Clairement, une bonne partie de nos congénères, sans doute la majorité, ne sont pas prêts à se ré-hiérarchiser l’esprit de bon gré pour éviter que les décisions leur soient imposées.

A leur crédit, la tâche semble plus facile pour les nantis que les défavorisés. Les premiers disposent de nombreux leviers sur leur vie. Ils intègrent, sans risquer la névrose, que d’autres en aient peu. Les défavorisés, eux, doivent assimiler que d’autres aient tout, avec de rares leviers pour changer la donne. Quel intérêt de ré-hiérarchiser son esprit sur un modèle aussi inégalitaire ? Le défavorisé développe plus d’énergie en étant aveugle aux embûches.

Il nous faut donc corriger les pièges qui plombent la hiérarchie sociale. Ils sont connus : sclérose, embûches inadéquates, sélection sur des critères de naissance quand les qualités souhaitées sont acquises. La perméabilité sociale supérieure aux USA vs France fait tolérer un grand écart social également supérieur. Pas de hauteur limite à la hiérarchie sociale tant qu’aucune barrière ne la verrouille et que les règles de mobilité sont claires.

Corriger collectivement la hiérarchie sociale pour qu’elle puisse s’installer dans les esprits. Installer individuellement sa hiérarchie mentale pour mieux s’insérer dans la société. C’est dans ce ballet que nous transférons notre univers de désirs dans la réalité.

Toutes les cultures y prennent place sans se gêner.

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La gauche contemporaine est-elle devenue complètement gauche ?

Tribune sur le référendum pour l’indépendance en Nouvelle-Calédonie. Je ne suis pas politisé. Si je l’étais, je me dirais centriste. Pas centriste indécis entre droite et gauche. Vigoureusement adepte du vivre ensemble, de la prééminence du collectif sur nos désirs individuels. Centriste extrême dans ce refus des égotismes caricaturaux que brandissent les ailes radicales à droite et à gauche. Oui, même à gauche il s’agit d’un égotisme et non d’un communisme. Que peut-il y avoir de ‘commun’ dans un programme qui ne tient pas compte d’une moitié de population ?

La lecture de la tribune de Mathias Chauchat sur le 3è référendum, dans le Monde (24/11/21), déclenche une allergie immédiate chez un centriste. Non pas en raison des arguments choisis. La plupart sont recevables : regret de la non-participation kanak, deuil kanak non respecté. Vrai. Mais les contre-arguments sont dissimulés ou décrédibilisés. Les déboires économiques sont une réalité plus grave que l’année de deuil kanak. Les honneurs dus aux morts sont-ils prioritaires sur l’indigence qui guette les vivants ? Veut-on créer d’autres morts en laissant s’effondrer le système de santé ? Repousser le dernier référendum va-t-il éteindre par magie le manichéen conflit calédonien ? Quand cette consultation est déjà une patate brûlante léguée par la génération précédente ?

Comme d’autres, la tribune affligeante de Chauchat approfondit un peu plus le clivage entre indépendantistes et loyalistes. Car le référendum n’a pas d’autre effet, pas d’autre motif. Constater qu’il existe toujours 2 populations calédoniennes difficilement réconciliables. Déchirer la cicatrisation récente, encore fragile. Donner la parole aux extrémistes des deux camps, dont Chauchat entretient l’effervescence. Gâtisme ou absolutisme de l’âge ? Il parvient à recruter d’autres intellectuels engagés mais parmi eux aucun esprit affûté, aucun fin connaisseur du territoire, aucun mutualiste des attentes locales. En Nouvelle-Calédonie, la gauche semble devenue complètement gauche.

Que peut dire le collectif calédonien de cette question d’indépendance ?

D’abord qu’il s’agit d’un désir, non d’une logique ou d’une gestion. Certains ont ce désir, d’autres le désir contraire. Une majorité montre très peu d’émotion, sauf quand on leur soumet le choix binaire oui/non. Il crée des griffes chez des gens qui ordinairement n’en ont pas. Les petits caporaux s’enfièvrent ; les sages se désolent.

Les pragmatiques s’accordent sur une évidence : l’indépendance n’est pas une bonne décision de gestion. Que récupère le collectif calédonien ? Justice, police, défense, monnaie et affaires étrangères. Compétences coûteuses et réclamant une grande indépendance d’esprit. Le territoire n’a ni les moyens ni les experts. Les sensibilités de la population sont déjà prises en compte. Justice à deux vitesses, européenne et coutumière. La franchise est difficile à trouver dans les élites locales, comme vient de le confirmer Chauchat, un juriste. Le changement de statut déplacera quelques richesses chez les décisionnaires. Il est une garantie d’appauvrissement pour le collectif. Les indépendantistes en sont conscients et cherchent comment en atténuer les conséquences.

Et le désir, qu’est-ce qui le fonde ? Plusieurs raisons : récupérer des richesses, atténuer les écarts. Blancs autant que kanaks défavorisés se retrouvent dans cette bonne raison. Mais nous l’avons vu : une déception les attend. Si des richesses changent de mains, elles n’iront pas dans les leurs. Ils perdront au contraire des services gratuits de qualité, éducation et santé.

Récupérer la dignité : raison invoquée par la vieille génération kanak, celle qui a grandi dans une ambiance proche d’un apartheid. Certes les populations n’étaient pas séparées physiquement. Pas d’ostracisme apparent. Mais chacun à sa place. Conservatisme étouffant. Deux cultures occupant le même territoire avec des moyens différents. Le destin de chacun était prévisible, pour l’essentiel, à la naissance.

Il ne l’est plus. Aujourd’hui tout jeune calédonien peut prendre son destin en main, s’il accepte de quitter le jardin d’enfants protecteur qu’est encore la Nouvelle-Calédonie au sein de la jungle internationale. Récupérer la dignité, pour un kanak, est résoudre une vieille névrose de jeunesse. Je le dis en tant que médecin et sans méchanceté. La dignité, c’est être traité comme n’importe quel autre humain. C’est le cas dans les cabinets médicaux. L’importance de chaque individu est équivalente. Faire mieux serait de la discrimination positive. « J’ai droit à plus d’importance parce que je suis kanak » ? Serait-ce un retour de dignité ? Je ne crois pas. Plutôt la dernière séquelle du paternalisme colonial.

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Genomium: Le génome en tant qu’attracteur complexe

Dans Surimposium je présente la complexité du réel en tant que dimension indépendante. De même que l’espace 3D définit des points autour desquels orbitent les objets matériels, la dimension complexe est dotée d’attracteurs fondant des niveaux de réalité, autour desquels gravitent les entités complexes.

Parfois le niveau est rigoureusement défini et toutes les entités sont positionnées sur l’attracteur. C’est le cas par exemple du niveau subatomique. Il existe très peu de quarks libres, excepté dans des fournaises très énergétiques. Les autres sont assemblés en particules subatomiques, protons et neutrons. Attracteur complexe particulièrement impératif. Les niveaux voisins, ‘vide’ quantique et noyau atomique, sont fortement impactés par cet attracteur autoritaire. Sa présence s’impose à grande distance dans la dimension complexe, fondant le Materium, pile des niveaux constituant la matière. Propriétés et fonctions attachées aux éléments de ces niveaux sont extrêmement similaires d’une entité à l’autre.

À l’autre extrémité de la dimension complexe, les mèmes psychologiques gravitent autour de concepts ‘idéaux’ qui n’existent pas réellement. Chaque esprit est propriétaire de sa version. L’attracteur idéal est virtuel, jamais atteint, concrétisé uniquement par le nuage de concepts individuels centré sur lui. Les propriétés psychologiques des étages mentaux se ressemblent sans jamais être identiques. Leur pile fonde un Stratium, un esprit dont chaque exemplaire différent crée une large diversité dans l’espèce humaine.

L’ADN est un excellent exemple d’attracteur intermédiaire. Situé au milieu de la dimension complexe, il est à la fois fortement défini par sa constitution moléculaire, un assemblage de bases puriques, et flouté par ses interactions avec les niveaux voisins, biomolécules libres et épigénétique.

Le niveau sus-jacent à la chaîne purique est le gène, fragment de séquence dont début et fin sont signalés aux traducteurs de l’information. Niveau suivant : l’épigénétique. La séquence est organisée spatialement en une longue double hélice, susceptible de reploiements et déploiements qui masquent ou mettent à jour des éléments de la séquence. Les traducteurs peuvent alors y accéder. Fonction génétique active ou inactive. Alors que les propriétés des gènes sont similaires, leur fonction apparaît ou disparaît au niveau épigénétique.

Cette régulation opère sous l’influence du contexte à différents niveaux de complexité de l’organisme, du métabolisme à la psychologie. Bien sûr la conscience ne contrôle pas directement l’épigénétique. Sont impliqués des rétrocontrôles neuro-hormonaux et biochimiques, étagés dans la dimension complexe.

L’ADN est un niveau d’organisation en lui-même, mais également un attracteur complexe dans cet édifice que nous pourrions baptiser Genomium. Le brin d’ADN n’est pas seul porteur de l’hérédité. Les contenus cellulaires du spermatozoïde et surtout de l’ovule, ainsi que le matériel génétique libre et les organites (mitochondries), contiennent des informations susceptibles de modifier la lecture de l’ADN. Ils participent ainsi à sa modulation épigénétique.

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Quelle est la différence entre démocratie participative et anarchie ?

Question importante dans la société d’aujourd’hui, où le citoyen réagit à la réduction drastique de son importance en refusant d’obtempérer aux consignes du collectif. Ce mouvement a différentes facettes : rejet des institutions, de l’ordre général, groupisme, wokisme. Philosophiquement il correspond au remplacement de la démocratie par l’anarchie. L’individu refuse que l’opinion du plus grand nombre s’impose à lui. Il veut former son propre régime individuel et négocier personnellement chaque relation avec la société. Le regroupement des anarchistes n’est pas un collectivisme mais une coalition d’individus opposés à l’échelon collectif.

L’anarchisme s’appuie sur un fondement moral : tout individu a une importance inaliénable à lui-même. Certains disent “honnêteté envers soi-même”. Cette fidélité ne peut être entamée, en aucune manière, par un autre que soi, fut-ce la société entière. C’est ce dernier ajout, dans les mouvements contemporains, qui pose problème. La société est manifestement une organisation des différences. Certes un individu peut affirmer sa propre importance (quand il est psychologiquement sain) mais les autres ne lui font pas crédit. Dans cette humanité diverse, une règle morale est ancrée plus profondément encore : nous n’apprécions pas qu’un autre gagne sans le moindre effort une chose que nous avons peiné à obtenir.

L’égalitarisme de l’anarchie ne peut fonctionner qu’entre individus dotés d’ambitions et de moyens similaires. Les premières démocraties grecques étaient des anarchismes réussis… en dissimulant un sectionnement de la population entre citoyens, esclaves, barbares. L’anarchisme postulant l’égalité dans un groupe, le groupe doit préalablement se restreindre à des gens égaux. Ou cela ne fonctionne pas. Dès lors peut-on faire de l’anarchisme un régime national voire mondial ? Égarement. Ce serait faire de chaque individu le monarque indétrônable de sa petite parcelle de territoire. Vision enthousiasmante pour les survivalistes. Mais que se passe-t-il quand on met le nez hors de son trou de souris ? Faut-il déjà prévoir vivre dans les décombres d’une société que l’on aura contribué à détruire ?

L’anarchie trouve son intérêt dans les cercles restreints. Premier candidat : le couple. Un compagnonnage attribue le même capital d’importance à ses membres. Les tabous sociaux s’affaiblissent. Mettez ce qui vous plaît dans “compagnonnage” en termes de genre et de nombre. Le cercle fonctionnera tant que chacun garde son capital d’importance auprès de l’autre(s). Organisation fragile pour la même raison. Chacun doit faire vivre le cercle. Dans cette émergence fondée sur des éléments en relation, l’altération d’un seul lien (ils sont bidirectionnels) la fait disparaître. D’autres couples sont plus stables parce que fondés sur la sujétion. Il ne s’agit plus d’une dynamique mais d’une hiérarchie. Un système dynamique est instable, susceptible de faire disparaître le couple à tout moment. Seule la conscience de cet état peut le maintenir (apparaît déjà une hiérarchie d’observation). Un système hiérarchique est stable. Il existe un intérêt supérieur qui ordonne les relations. Les éléments du couple s’y soumettent. L’excellent compromis que peuvent trouver des compagnons est que chacun occupe les deux niveaux de la hiérarchie, participe à l’intérêt supérieur, par les talents spécifiques qu’il possède.

L’anarchisme fonctionne dans un petit cercle mais nous voyons qu’il construit, déjà, une hiérarchie. Elle se concrétise dans cet intérêt supérieur qui apparaît avec le simple fait de vivre en société. Échanges, partage, coopération, répartition, permettent de lisser les aléas de la vie et l’améliorer en profitant de compétences spécifiques chez les autres. Peut-on gérer seul l’organisation supérieure ? Les anarchistes contemporains s’en persuadent volontiers. Quelle illusion ! Il faut avoir toujours vécu dans une société produisant le nécessaire et davantage pour penser que c’est l’état naturel du monde. Les anarchistes ont une idée très vague de la complexité sous-jacente à cette production. Voire ils tendent à penser que la gestion est un boulet pour la production. Non. L’histoire a démontré le contraire. Les productions artisanales sans gestion collective ne décollent pas du marché local. Le général implique l’étrangeté. Le monde des échanges est lui-même une immense hiérarchie dont il faut grimper les étages pour voir un produit se répandre, quelque soit sa qualité intrinsèque.

Un anarchiste peut gérer en direct une organisation locale, restreinte aux marchandises produites sur place, alimentation et services. Cependant, isolé, il n’est pas à l’abri d’une année difficile. Les autres biens resteront inaccessibles, sauf à entrer dans ce monde des échanges appelé économie. Mais là, les choses se compliquent pour l’anarchiste. Refusant le contrôle d’organismes volontiers pesants et multiples, il tend à aplatir l’ensemble de ces contraintes dans une chape unique plombant sa vie : le cartel des administrations, patrons, rentiers, policiers, juges, banquiers, etc. Sorte de grand club de vampires suceurs de liberté qu’il est interdit de chasser. Leur leader est bien sûr le président de la nation. Inutile de s’exciter contre les sous-fifres, autant cingler le chef de meute. Pour l’anarchiste tous appartiennent à un niveau de gestion mélangé. L’immense structure qui le sépare du président a été passée au rouleau compresseur. Comment s’étonner que tout dialogue sincère ait périclité en politique, et que la fonction présidentielle soit devenue un théâtre où chacun joue sa petite fiction populaire ?

Nous passons donc, avec l’anarchisme, d’une philosophie efficace pour la tribu, à l’aveuglement volontaire dans une société de plusieurs milliards de personnes. De fondé dans son cercle local, le discours de l’anarchiste devient péremptoire et ridicule quant il indique au président ce qu’il doit faire, même lorsque des milliers de voix s’unissent à la sienne. Ce n’est jamais qu’un « Je veux être calife à la place du calife! » repris par autant de gorges chaudes. Pas une réorganisation. Une réforme démocratique tient compte de tous les citoyens et pas seulement ceux qui crient.

Comment le démocrate procède-t-il en détail ? Au lieu de balayer l’existence d’une hiérarchie décisionnelle nécessaire, il vérifie qu’elle fonctionne correctement. La contrainte attachée à chaque niveau d’organisation, en effet, est de satisfaire ceux qu’elle administre. Les déboires proviennent parfois d’un âne dans le fauteuil présidentiel. Les citoyens sont alors directement responsables ; c’est eux qui l’ont mis là. Plus souvent la structure hiérarchique résiste, foire, capote, perd de vue son rôle et s’enterre dans une hibernation conservatrice. Certains niveaux disposent d’incitations et de contre-pouvoirs, d’autres non. Les milieux libéraux manquent d’un rétrocontrôle unifié, les bureaucratiques sont au contraire si unifiés autour des règlements qu’ils engluent chaque idée et l’abandonnent étouffée. Le bon compromis est un grand libéralisme au sein des niveaux d’organisation et une grande indépendance entre leurs paradigmes, assurant la stabilité.

Dotés par l’évolution d’un positivisme naturel, nous avons spontanément une excellente opinion de nous-mêmes. « J’existe » suffit à créer une importance essentielle. Les autres n’ont pas cette chance. Ils doivent démontrer leurs qualités. « Mon travail » n’a pas ainsi à prouver son efficacité, tandis que « leur travail » doit constamment s’y prêter. Les problèmes ne peuvent venir que d’« eux ». Vaste ensemble dont nous avons une représentation fort grossière. Nous en extrayons alors les cibles les plus faciles, proches ou mises à proximité par les médias. Aujourd’hui ces cibles peuvent se situer n’importe où sur la planète, démontrant que « eux » est devenu ingérable sans organisation. Doit-on se satisfaire du menu de célébrités que les news nous donnent chaque jour à dévorer ? Comment sortir de l’information malbouffe ?

L’anarchiste est le produit de ce fast-food médiatique qui inonde perpétuellement les réseaux. « Eux » est devenu une poubelle où déverser tous les gens déplaisants et en particulier les gestionnaires. Rien de bon ne peut sortir d’un pareil tas de merde. L’anarchiste devient alors naturellement conspirationniste. Les plus infâmes pourrissements mijotent dans la poubelle. Seul un éboueur sans état d’âme peut débarrasser de la corruption sa planète.

Le démocrate, lui, prend conscience qu’il occupe une place dans la hiérarchie, à plusieurs niveaux selon ses talents reconnus. Est-il un rouage efficace ? Que peut-il améliorer à son niveau de responsabilité ? Est-il irréprochable au point de s’autoriser un jugement plus étendu ? Quelle formation justifie cet élargissement ?

La forme la plus répandue de positivisme, aujourd’hui est de s’attribuer toute expertise avec une facilité déconcertante. Les antivax deviennent experts en épidémiologie et en recherche fondamentale le mois qui suit l’irruption d’un nouveau virus. Les GAFAM se valorisent en nous survalorisant. Les anti-GAFAM également : ils répètent que nos données personnelles sont extraordinairement précieuses. Ne fournissez pas la marque de votre PQ sans contrepartie ! Notre importance ne fait que grandir au point qu’on se demande où elle est prélevée. N’est-ce pas plutôt la part du collectif en nous qui est en train de rétrécir vers l’insignifiance ?

L’anarchiste détruit la cohérence de sa société en privilégiant la part individualiste de son effort personnel, tandis que le démocrate la renforce en augmentant la part collectiviste du sien. L’anarchisme fait vivre côte à côte les idées contradictoires, platiste et sphériste, climato-sceptique et climato-convaincue. La démocratie les organise dans une direction qui ne peut être concordante, dit la logique. Niveau décisionnel indépendant. Le consensus est celui des véritables experts. L’important pour les autres est que ces experts émergent d’une hiérarchie fluide, perméable aux nouvelles compétences, équilibrée par des contrepouvoirs.

La hiérarchisation se justifie sur la simple observation qu’elle existe déjà dans notre esprit. Degrés d’importance très variables attribués aux choses. Grands idéaux construits sur des concepts et des sous-concepts. Pourquoi refuserions-nous la haute expertise des autres dans les niveaux où la nôtre est modeste ? Cette délégation a fait l’essor de l’espèce humaine. Un cerveau peut contenir une portion chaque jour plus rétrécie d’une connaissance en expansion constante. Nos accès plus faciles au savoir n’y changent rien. Il faut déléguer parce qu’il existe un surplus croissant à déléguer.

Reconnaître la nécessité de la hiérarchie sociale ne nous interdit nullement d’améliorer la nôtre. Au contraire. C’est en faisant progresser la stratification de nos idées que nous pouvons embrasser la société dans son ensemble. Si le mental est un moteur de recherche, il doit apprendre à quel niveau chercher. Les réseaux deviendront enfin efficaces quand ils reproduiront cet étagement et le garderont perméable. Aujourd’hui il existe un mur entre les listes protégées et un vaste terrain vague empli d’informations-détritus autant que de jolies conceptions. L’internet est un bébé araignée. Ses parents sont des algorithmes nés dans le cerveau d’adolescents frustrés. L’humanité se cherche un papa depuis longtemps. Était-ce finalement une erreur de s’être créé Dieu, quand on voit aujourd’hui les divinités parfaitement immatures qui l’ont remplacé ?

Redressons notre hiérarchie mentale pour redevenir des piliers de notre société.

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Intelligence artificielle (4): se rapproche-t-elle de l’humaine ou est-ce le contraire ?

J’en arrive à la conclusion des 3 articles précédents. Ma thèse finale est ceci : l’intelligence humaine s’est rapprochée beaucoup de celle que nous imaginions artificielle : un esprit collectif, hyperconnecté, avalant continuellement des masses d’information, à la personnalité multiforme, difficile à cerner. Cette description s’applique de mieux en mieux au chercheur moderne, mais aussi au surfeur en général. Notre mental est un moteur de recherche individuel de l’information. Il s’arrête rarement pour faire une synthèse. Il absorbe celles trouvées dans les mêmes flux. Le résultat est de moins en moins personnel. Les esprits se clonent à travers les réseaux. Uniformisation générale seulement masquée par la multiplication extraordinaire des cerveaux accessibles, d’une grosse tribu pré-numérique à sept milliards de contacts potentiels aujourd’hui.

Nul doute que nous correspondrions largement, pour nos ancêtres du siècle passé, à l’idée qu’ils se faisaient des intelligences artificielles. Ma grand-mère, à 105 ans, disait qu’elle ne comprenait plus les jeunes. Elle m’a avoué une fois signifier ainsi gentiment qu’ils lui apparaissaient comme les robots un peu effrayants qu’utilisaient les films de science-fiction à son époque.

Peut-être les travaux sur l’intelligence artificielle pousseront-ils enfin à se demander ce qui nous rend véritablement humains, à construire de nouvelles organisations pour le soliTaire vs le soliDaire, utiliser ces intelligences pour nous améliorer, désenclaver la recherche de son isolationnisme ?

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Intelligence artificielle (3): sa génitrice, la science, est-elle en bonne santé ?

La diversité a ses avantages et inconvénients. Originalité géniale de la pensée et débordements possibles. Progrès majeur ou désastre. La science s’est soudée dans un collectif tellement fusionnel qu’on peut s’en demander la raison. Est-ce pour consolider le tissu de la connaissance ou éviter les dérives de savants fous ? Selon le regard utilisé, soliDaire ou soliTaire, la réponse diffère. Constatons que l’évolution de la société scientifique s’est faite naturellement vers des règles plus strictes encadrant des recherches aux potentialités plus impressionnantes. Il faut épouser l’esprit scientifique avant de participer à la marche de la connaissance. Je ne parle pas ici des amateurs qui gravitent autour de la science. La préparation au mariage suit toujours un protocole strict, sur de nombreuses années. Le carnet de famille ne s’obtient pas avec seulement quelques articles.

Ces règles contingentent l’esprit du chercheur par ce que réalise le reste du collectif. Les revues professionnelles contiennent tout ce qu’il faut savoir. Le reste est accessoire. Le contenu des revues est déjà énorme, transformant les scientifiques en moteurs de recherche de l’information. Mais les idées déconnectées de ce réseau privilégié n’y apparaissent pas. Le soliDaire de la société scientifique la protège contre le dangereux soliTaire. Y aurait-elle perdu quelque chose ?

C’est l’isolement de l’humain dans sa réalité qui produit les idées les plus originales. Elles vont éventuellement jusqu’à l’aliénation. Originalité sans contingence. Est-ce l’aliénation qui pose problème, ou d’en revenir ?

Il n’est pas possible de trouver une solution au conflit T<>D (soliTaire vs soliDaire) parce qu’il est le moteur de la réalité. Il faut au contraire protéger ce conflit en l’enfermant dans une organisation supérieure qui réduit temporairement son instabilité. Pourquoi temporairement ? Parce qu’il garde une raison d’exister et pourrait conduire à d’autres solutions au cas où l’organisation actuelle perdrait son efficacité. Ordre au bord du chaos. La société humaine a trouvé des assises solides mais doit continuellement trouver de nouvelles organisations pour ne pas effondrer l’édifice.

Une science trop corporatiste ne peut s’intégrer aux nouvelles organisations. Elle s’isole en réaction à l’anarchie qui gagne le reste de la société, au succès du T, de l’individu-roi. La science reste soliDaire, se méfie de ses propres soliTaires. Mais n’est-ce pas d’elle, de ses disciplines “humaines”, que devraient venir les nouvelles stratégies sociales ? N’est-ce pas en se hiérarchisant davantage et en ouvrant sa hiérarchie vers le reste de la société qu’elle peut s’intégrer à elle, sans basculer dans la même anarchie ?

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