Intelligence artificielle (2): soliTaire ou soliDaire ?

Peut-on différencier formellement les intelligences artificielle et humaine ? Pour l’instant oui : la première est programmée par la seconde, la seconde n’a de programmateur que mystique. Probablement est-elle auto-organisation d’une réalité dépourvue de conscience (mais l’auto-organisation est le principe y conduisant). Comprendre ce principe est la seule voie vers une reproduction authentique de l’intelligence humaine (elle est expliquée dans Surimposium). Pour l’instant l’intelligence artificielle est seulement ce que nous y mettons. Notre difficulté à en prédire le comportement vient de l’impossibilité de prédire le résultat d’un algorithme avant d’en avoir observé le déroulement.

Cette diversité est la même chez l’humain. Mais elle est contingentée par des rétro-contrôles multiples, qui forment la conscience sociale. Règles élémentaires de survie en groupe. Des rétro-contrôles supplémentaires s’additionnent, à mesure que l’humain étend sa conscience à son écosystème et prochainement à son emplacement cosmique.

Diversité implique débordements potentiels. Celle des I.A. est-elle plus menaçante que la nôtre ? Oui, la nôtre est toujours menaçante. Les conflits mondiaux meurtriers créés par cette diversité sont oubliés d’une génération à l’autre. Les antagonismes ressurgissent. Le wokisme est la mode contemporaine d’un phénomène universel : les opinions radicales s’isolent pour se renforcer. Les I.A. semblent pour l’instant protégées d’une telle évolution : elles ingurgitent toutes les informations, n’ont pas d’identité qui leur interdit l’accès à certaines. Elles n’ont pas d’ego à protéger.

Apparaît ici l’incontournable conflit T<>D, fil conducteur de Surimposium, conflit entre part soliTaire et soliDaire de toute chose. Ego vs collectif. Les I.A. sont pour l’instant entièrement soumises au collectif de notre pensée. Programmées selon nos désirs. Pas d’ego pour s’y opposer. Les I.A. satisfont un antique désir, celui de disposer d’esclaves corvéables, punissables (par une reprogrammation) et surtout dépourvus d’émotions qui amèneraient des questions gênantes, bonheur, souffrance, etc.

Ce qui nous place dans une position paradoxale, quasi schizophrénique : une I.A. dépourvue d’émotion nous effraie, parce qu’elle pourrait nous éradiquer de la planète pour des raisons utilitaristes ; simultanément nous refusons l’idée de greffer des émotions à cette I.A. parce que sa trop grande ressemblance avec nous empêcherait d’exercer un pouvoir absolu sur elle.

Le constat est dévalorisant pour nous. L’intelligence artificielle est menaçante parce que l’humaine a déjà mis à exécution ses menaces et est toujours susceptible de le faire. L’humanité est infantile. Elle est inapte à prendre le contrôle d’une intelligence supérieure, alors que l’inverse est peut-être vrai. Elle devrait réfléchir à sa propre maturation davantage qu’aux dangers des I.A. Les dysfonctions de l’organisation humaine sont réelles, critiques, sans solution proposée. Plus grave, elle subit une poussée du soliTaire, tandis que le soliDaire est en régression. Annonce de nouveaux conflits de grande ampleur. Est-ce alors une bonne chose que nos esclaves technologiques surpuissants soient aussi dépourvus de conscience ?

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Intelligence artificielle (1): nos inquiétudes

Inquiets de voir l’intelligence humaine remplacée par l’artificielle ?Commençons par questionner les motifs de cette inquiétude. Est-ce d’imaginer une intelligence véritablement équivalente sur un support numérique plutôt qu’organique ? Ces êtres seront-ils moins humains ? Est-ce qu’un esprit artificiel soit dépourvu d’émotions, manquant de l’empathie la plus élémentaire ? Est-ce le spectre d’une perte de liberté, d’une uniformisation de la pensée qui contraindrait la nôtre ? Est-ce l’idée d’une intelligence démesurément supérieure pour laquelle nous n’aurions pas plus d’importance que des fourmis ?

Questions variées et pas forcément connectées. Elles pourraient toutes s’adresser à l’humain lui-même qui déciderait de se faire rapidement évoluer. Il pourrait se transférer sur un support moins fragile que l’organique, prendre le contrôle de ses émotions, s’entourer d’assistants serviles, augmenter son intelligence jusqu’à devenir une pseudo-divinité. Mais alors n’est-ce pas de nous-mêmes que nous avons peur ? De ce que recèle notre imaginaire ?

Notre imaginaire est progéniture du passé, parent qui s’estompe après avoir enfanté notre présent, fantôme qui se fond dans un autre : le futur prédit. Ce qui sépare les individus encore plus que l’intelligence est la manière dont chez eux le présent se condense entre ces deux fantômes. Condensation majeure chez ceux qui vivent dans l’instant, étincelles de vie ballotées dans un déroulement dont ils ne saisissent qu’un moment. Condensation faible chez ceux qui étendent largement leur identité temporelle, gardant vif le passé ou accentuant la présence du futur jusqu’à lui donner une réalité voisine de l’instant, celui-ci devenant une simple étape éphémère vers une oeuvre plus ambitieuse. C’est dans cette extension que nous devenons surhumains.

Une intelligence augmentée, qu’elle soit humaine ou artificielle, a potentiellement une ampleur temporelle inédite. Elle contient les moyens d’intégrer en elle une multitude de problèmes et de réponses. Auto-aveuglement impossible. Nous brocardons aujourd’hui la vision à court terme de nos décisionnaires humains. Voilà qui change la donne.

Nos inquiétudes, si nous les regardons de près, sont d’autant plus effrayantes qu’elles se condensent elles aussi dans l’instant. Pas de prédiction. Aucune perspective de les voir trouver une solution. Notre imaginaire s’arrête à la catastrophe, incapable de concevoir un au-delà. Une inquiétude met notre esprit en boucle, le rétrécit encore davantage autour du présent. C’est en contrôlant sa peur que l’humain a quitté l’animal, a trouvé une ampleur temporelle, a civilisé son monde.

Nos inquiétudes à propos de l’intelligence artificielle ont des motifs rationnels. Mais souvenons-nous qu’elles sont avant tout existentielles. Il s’agit d’une peur qui veut exister; elle refuse de disparaître. La raison n’est qu’une organisation de la pulsion. Les desseins sont en fait des dessins à la surface de cette masse palpitante.

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Une nouvelle dimension de la pensée

Intro: Dans cet article un peu difficile, je vais justifier la nécessité d’une nouvelle dimension de la pensée, dite verticale par opposition à la pensée courante horizontale ou aplatie. La hiérarchisation de la pensée est déjà connue et largement employée. Il s’agit cependant d’une classification effectuée par la pensée horizontale et non d’une authentique pensée verticale. La hiérarchisation est propre à l’esprit qui l’utilise. Certains placent Dieu au sommet; d’autres l’univers, ou le vide quantique. Pour d’autres encore ce sont simplement leurs irremplaçables proches. La hiérarchie peut être bouleversée selon l’humeur, renversée par un élan amoureux. La véritable pensée verticale est formalisée indépendamment de l’esprit qui l’héberge. Surtout, elle est réaliste, c’est-à-dire qu’elle épouse la structure même de la réalité, produisant une représentation d’elle bien plus fidèle, et sans en expulser cet esprit qui la conçoit. La pensée verticale est une intégration de l’esprit à la réalité qui ne fait pas disparaître l’expérience particulière d’être à son bord.

Le plan: 1) Soupçonner que l’académisme bloque la reconnaissance de cette dimension particulière de la pensée. 2) Expliquer le succès de l’omniprésente pensée horizontale. 3) Pourquoi le philosophe tombe-t-il lui aussi dans ce piège? 4) Fondement ontologique de la pensée verticale, dans la dimension complexe. 5) Les deux directions, à partir des extrémités (double regard). 6) Applications immédiates à des controverses célèbres. 7) Attention à la confusion avec la pensée verticale d’Edward de Bono (technique de développement personnel sans rapport avec la verticalité décrite ici).

La recherche académique, quelque soit la discipline, pose de sérieux problèmes :

1) Les failles cachées dans les études de référence sont durablement enterrées. Vous avez peut-être entendu parler de cette erreur dans un vieux protocole d’analyse statistique qui, en médecine, a potentiellement faussé pendant 20 ans un tiers des études parues dans les meilleures revues professionnelles ?

2) La majorité des études présentent un intérêt très faible. Coupage de cheveux en quatre, ou « combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle ? », disent les anglo-saxons. Elles n’apportent aucun stimulus intellectuel ou changement notable dans la pratique, mobilisent seulement nos routines de surveillance de l’information.

3) Une idée moins tranquille, issue en particulier d’une discipline étrangère, dérange l’académisme et son évaluation sera tardive, alors que ses potentialités sont meilleures. Cf la théorie du chaos de Lorenz qui a secoué la physique seulement dix ans plus tard.

Enfin la prépotence académique a une motivation protectionniste plutôt qu’intellectuelle. Dans ma propre spécialité rhumatologique, où les confrères me considèrent comme pointu (grâce aux applications pratiques de Surimposium), je dois passer par un service hospitalier pour publier. Mon seul nom n’est pas suffisant. Un véritable parcours du combattant m’attend.

Nous pourrions croire qu’un sport intellectuel aussi ancien que la philosophie a suffisamment exploré les manières de penser pour en avoir exhumé toutes les embûches, qu’il n’existe pas de faille philosophique comme cette faille statistique qui a troublé la médecine, ou pire un piège plus fondamental encore tel que le temps universel avant Einstein. Malheureusement si, cette faille existe. Certains l’ont subodorée, dans leurs écrits, mais jamais cette reconnaissance n’a été systématisée.

Notre conscience des choses est horizontale (comme l’a montré Nick Chater en aplatissant sa propre conscience dans ‘The mind is flat’), tandis que la manière dont elle se construit est verticale. Il manque une dimension à notre pensée : la reconnaissance de sa propre ontologie. Seule cette reconnaissance permet de la superposer efficacement au reste de la réalité, incluant les univers mentaux de nos congénères.

La pensée horizontale consiste à classer toutes les choses comme les pièces d’un puzzle. Leur apparence permet de rapprocher celles qui appartiennent au même domaine. Puis, les ayant rassemblées, nous voyons celles qui sont jointives. Nous les connectons avec le principe de causalité et une théorie. Colle et pinceau applicateur. Les théories sont rangées dans un étui appelé paradigme. Différents paradigmes sont employés pour comprendre les nombreuses aires de la réalité.

Bien que des efforts soient faits pour les relier, nous ne comprenons généralement pas pourquoi tel paradigme est adapté à telle aire. Il faut dire que les deux sont enfermés ensemble dans une discipline du savoir. Nous-mêmes sommes volontiers cloîtrés dans la même citadelle, par notre profession, nos affiliations, nos lectures. L’absence de transdisciplinarité nous gêne peu. Nous sommes même capables d’utiliser des paradigmes contradictoires dans des aires de réalité qui nous semblent déconnectées. Un physicien ne se sert jamais de la relativité du temps sur son agenda. Un neuroscientifique ne traite pas les émotions de ses enfants comme des excitations neurales synchrones. Un déterministe utilise quotidiennement un libre-arbitre qu’il considère objectivement inexistant.

Le philosophe utilise une grande variété de paradigmes. Cette profusion d’applicateurs dans son étui lui permet de se débrouiller dans tous les coins du puzzle. Mais peut-être cela le rend-il plus aveugle encore au fait qu’il ne s’agit… que d’un puzzle, et non de la réalité en soi ?

Certes le philosophe reconnaît mieux que personne la séparation entre sa représentation mentale et le réel en soi. Mais il fait de sa représentation un masque. Traiter le masque comme un puzzle est déjà présupposer que le réel en est un. Et si le réel avait des dimensions que l’esprit n’a pas encore appréhendé ?

Une réponse essentielle échappe encore au philosophe. Il accepte que son esprit, bien que n’accédant pas à la réalité en soi, lui soit intégré par sa constitution. Son seul outil d’analyse est à la fois dedans et dehors. Comment est-ce possible ? Manque une théorie du mental convaincante. Confronté à cette lacune, le philosophe reste fondamentalement dualiste. Sa vision est un puzzle superposé au réel en soi. L’espace entre eux est à la fois menu et inconnu.

La traversée de cet espace étant impossible, le philosophe devrait s’imputer non pas une connaissance mais une ignorance totale du réel. N’a-t-il pas auto-fabriqué entièrement sa réalité, de son côté de la séparation ? Nous n’avons jamais vraiment mesuré le coût du dualisme assumé. La majorité d’entre nous se tiennent d’un côté ou l’autre de la séparation, matérialistes ou existentialistes, classés par le dualisme mais ne le pratiquant pas. Traitement palliatif de cette fracture schizophrénique de l’esprit.

La pensée verticale gomme la fracture. Elle n’établit pas d’emblée une continuité entre l’esprit et le réel en soi. Elle dit simplement : puisque l’un est issu de l’autre, il existe un développement du réel en soi qui le transforme profondément, au point que la nouvelle apparence ne reconnaît plus son géniteur. C’est la dimension du développement qui nous échappe. La pensée verticale est la reconnaissance d’une auto-organisation du réel qui crée des émergences. Une émergence est un plan de réalité étranger à sa constitution. Pas indépendant. La causalité des micromécanismes n’est pas dénigrée. Ce qui est étranger est une qualité, non présente dans la constitution, du moins invisible avec les outils quantitatifs utilisés pour mesurer la constitution. Le réel est une pile de niveaux de réalité et non un puzzle.

La complexité est une caractéristique reconnue du réel. Mais elle est considérée comme une apparence et non comme une dimension au même titre que les variétés spatio-temporelles. Philosophes comme scientifiques font par défaut de la complexité une projection de l’esprit sur le réel. Elle n’a pas d’équations, pas de principe fondateur. Sa prise en compte n’apporte rien aux paradigmes déjà installés efficacement dans leurs disciplines. Nous nous passons très bien de la dimension complexe. Il suffit de positionner son esprit au bon endroit du puzzle et connaître la théorie qui s’applique à cet endroit. L’assemblage des pièces ne présente alors aucune difficulté. La pensée horizontale est rarement prise en défaut. De même que le temps universel, ou le libre-arbitre…

La pensée verticale n’est indispensable que si nous désirons construire une représentation wholiste de la réalité, où notre esprit se trouve enfin inclus, sans être réduit par le matérialisme. Non seulement il garde sa plénitude, mais il occupe le sommet de la dimension complexe (dans l’attente d’être détrôné par une entité plus complexe encore). Ce belvédère permet d’affirmer le réalisme du regard de l’esprit sur la matière. Nos représentations mentales ne sont plus virtuelles, illusoires disent les béhavioristes ; elles sont aussi concrètes dans leur plan de réalité que les atomes dans le leur. Cette concrétisation apporte une solidité inédite à l’existentialisme.

Dans l’espace 4D une chose peut entrer en relation avec une autre, située sur d’autres coordonnées. Relation bidirectionnelle. La concrétisation de la dimension complexe apporte ce bouleversement : un plan de complexité est en relation avec les autres, bidirectionnellement. Cette faculté n’est pas réservée à l’esprit humain. Un organisme sans cerveau établit une représentation de son environnement, en tant que synthèse de ses fonctions, un niveau d’information supérieur à sa constitution. L’autre direction est sa dépendance vis à vis de cette constitution.

Dimension complexe et pensée verticale ne sont pas des lapins tirés du chapeau. Dans Surimposium, je démontre la réalité ontologique des niveaux de réalité émergents, à partir de mécanismes bien identifiés : intrication quantique, défaut topologique, transition de phase, rupture de symétrie, thermodynamique.

Se concrétise alors également le double regard, précieux pour éviter les effronteries proclamées d’un des bords du précipice entre matière et esprit. Le double regard affirme les deux directions dans la dimension complexe irréductibles l’une à l’autre. La représentation d’une chose n’est complète qu’en associant les deux images.

Trop abstrait ? Voyons une application pratique. John Horgan, un philosophe des sciences qui blogue pour Scientific American, s’est attaqué au problème corps-esprit. Il affirme que la théorie de l’information intégrée (TII de Tononi) est une tautologie, parce son concept fondateur, l’information, présuppose la conscience. La tautologie n’existe qu’en s’isolant d’un côté du précipice, ici le côté esprit qui dénigre au réel en soi la propriété de l’information. D’autres font la même chose que Horgan du côté opposé, par exemple Tegmark avec son hypothèse d’un univers mathématique, qui dénigre à l’esprit toute propriété des informations. Les deux hommes sont isolés par un fossé qui n’existe pas. La pensée verticale leur permettrait aisément de concilier leurs points de vue.

Deuxième exemple historique : Boyle vs Hobbes, l’expérience ou la théorie ? Robert Boyle est un des fondateurs de la méthode expérimentale. En 1659 il conçoit la première pompe à air, destinée à faire le vide. Le vide existe-t-il vraiment ? Cela reste un problème métaphysique. Pour Boyle la connaissance ne peut venir que des résultats des mesures, et des témoins de l’expérience. Thomas Hobbes, philosophe scientifique, pense exactement l’inverse. Les faits expérimentaux véritablement objectifs n’existent pas. Ils procèdent d’une certaine interprétation de la nature. La fiabilité des instruments est inconstante, conduisant à des connaissances approximatives, contrairement à la pensée abstraite. Il faut donc, pour Hobbes, édifier des théories par l’usage de la raison, sur le modèle des mathématiques.

Boyle et Hobbes utilisent chacun un regard, démarrant d’une extrémité de la dimension complexe, en sens inverse de l’autre. Le regard de Hobbes est descendant et part de l’abstraction consciente vers le réel en soi. Celui de Boyle est ascendant et part du réel vers sa conscience. Boyle laisse le réel en soi s’exprimer, lui donne la propriété de l’évènement expérimental. Tandis que Hobbes laisse sa réalité consciente s’exprimer, donne à sa prédiction théorique la propriété de l’évènement. Intuitivement nous devinons que ces deux directions sont nécessaires. C’est le cas. Aucune ne peut remplacer l’autre. S’isoler dans l’une est une réduction. S’ils connaissaient le double regard, Boyles et Hobbes auraient tous deux reconnu la pertinence de l’opinion de l’autre.

Si vous cherchez des références sur la pensée verticale, vous tombez inévitablement sur la référence à Edward de Bono, qui la différencie de la pensée “latérale”. Rien à voir avec la pensée verticale du Surimposium. Edward de Bono s’intéresse aux méthodes de développement personnel et non à la relation de l’esprit avec la réalité. Sa pensée latérale ressemble plutôt à ma verticale, avec la prise en compte des différentes solutions à un problème, tandis que sa verticale est mon horizontale, aboutissant à la solution unique tissée par le couple induction/déduction. Edward de Bono tend à opposer la pertinence de ses pensées verticale/latérale. Dans Surimposium j’en fais deux composantes indissolubles, avec des erreurs systématiques si l’on tente de les séparer. Cette symbiose est en effet mimétique de la structure même de la réalité, avec ses niveaux d’organisation superposés. La pensée horizontale permet de se déplacer sur les différentes métastabilités d’un niveau (différentes solutions d’organisation) tandis que la verticale permet de contempler les solutions assemblées et celle actuellement privilégiée.

La verticalité, nouvelle dimension indispensable à votre pensée.

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Le genre, cet obscur objet du désordre

Cette BD de Anne-Charlotte Husson dessinée par Thomas Mathieu retrace avec une grande clarté l’historique des études du genre et les vives polémiques qu’elles ont déclenchées en France. Je vous la recommande chaudement.

Signalons cependant quelques malhonnêtetés et erreurs des auteurs :

Les protestations initiales des associations conservatrices contre les études de genre seraient liées à une mauvaise compréhension de leur rôle. Faux. Elles réagissaient aux interprétations tendancieuses qui en ont été immédiatement tirées. Il faut replacer l’affaire dans le contexte du wokisme américain. Les groupes luttant contre les discriminations sexuelles et genrées se sont immédiatement emparées des études en question pour leur faire dire ce qu’ils désiraient. D’ailleurs la BD revient plus loin sur les opinions contradictoires qui agitent les chercheurs du genre. La polémique visait certaines interprétations et non un ensemble d’études que les protestataires n’ont jamais lues.

Les auteurs mettent la direction épistémique (l’influence de la culture sur le contenu des théories fondamentales) sur un pied d’égalité avec la direction ontologique (la nature influençant les comportements culturels). Faux. Le mental est une organisation des processus ontologiques et non un point de départ surgi du néant. La causalité est d’abord ontologique, avant que l’épistémie soit une rétro-causalité. Les deux directions ne sont pas équivalentes.

La BD insiste à juste titre sur les convictions préexistantes des chercheurs, déjà inscrites en eux par la culture mais auxquelles ils sont aveugles. Étonnamment les auteurs n’appliquent aucunement ce questionnement à eux-mêmes. Comment sont-ils influencés dans leur enquête et leur façon de présenter la BD ? Seraient-ils immuns à l’évolution wokiste de la culture, de la morale, du désir de présenter une démarche originale ?

Pour ces raisons, la neutralité scientifique de la BD est contestable.

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Pour ou contre les partis politiques ?

Weil est opposée à Kelsen dans ce débat sur philomag. La première vilipende les partis, « lèpre qui empêche les hommes de converger vers le juste et le vrai ». Pour le second, « l’idéal d’un intérêt général supérieur, transcendant aux intérêts de groupes, est une illusion métaphysique ». L’un et l’autre ont partiellement raison. L’intérêt supérieur existe bien mais n’est pas préalable au débat. Il se construit par le conflit, par la confrontation des parties. En émerge l’intérêt supérieur, un niveau d’information indépendant, qui n’a de figé qu’un unique caractère : celui d’être une représentation métastable des tendances sous-jacentes.

Que veut dire ‘représentation métastable’ ? L’intérêt supérieur a une indépendance relative. Il possède une autonomie stable. Dans le cas contraire il ne pourrait former un projet. En tant que simple assemblage des parties, son intention resterait chaotique. La stabilité implique que son niveau de décision soit insensible aux fluctuations des avis, dans certaines limites. Car si un changement gagne une majorité des parties, l’équilibre du niveau supérieur change. La métastabilité veut dire que la zone d’équilibre se déplace vers une autre quand le contexte l’exige. Le niveau d’information supérieur gomme les petits aléas du niveau inférieur, améliorant ainsi l’organisation générale des parties. En termes d’entropie sociale, cela s’appelle minimiser l’énergie libre susceptible de déclencher des violences entre les parties.

Appliquons cela aux partis politiques. Quel véritable problème posent-ils ? Ils représentent justement un idéal préalable au débat. Un parti filtre idéologiquement les données. Il en tire forcément une synthèse biaisée, destinée à satisfaire l’intention initiale. Dès lors, si un parti accède directement à la gouvernance par le biais de son candidat, le conflit n’opère pas. Les autres partis sont rejetés dans une opposition dépourvue de réel pouvoir. Pas de conflit, pas de synthèse. Le gouvernement n’est pas un réel niveau d’intérêt supérieur. Juste un blanc-seing donné à un parti.

Un parti politique est une entité mal commode pour héberger le débat car il agrège déjà trop de paramètres : économie, social, supranational, éthique/santé, etc. Ces domaines ont vocation à établir leurs propres synthèses séparément. La couleur politique bloque ce processus. L’organisation est un processus ascendant, des données vers la synthèse. L’idéal politique n’a pas pour rôle de trafiquer les données à son profit. Il rétro-contrôle le processus et vérifie ainsi qu’il est toujours positionné au bon endroit. Le bon idéal est lui aussi métastable.

Donc oui, madame Weil, les partis gênent bien la convergence vers l’idéal de vérité, mais celui-ci n’est pas figé. Oui, monsieur Kelsen, les partis sont nécessaires pour repositionner l’idéal, mais devraient être plus élastiques quant à leur propre structure interne.

La politique n’est pas se polariser. Ce n’est pas faire de la polaritique.

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La science est-elle une vraie connaissance ontologique ?

L’information ontologique n’est pas ce qu’elle paraît. Pour comprendre ce qui va suivre, il vous faut 3 ingrédients principaux :

Le double regard : une partie de l’esprit simule les processus du réel (pôle Réel), une autre lui porte intention (pôle Esprit). Regards ascendant et descendant échangés entre les deux.

-L’information : ascendante elle est quantitative (issue de micromécanismes communs). Descendante elle se divise en une infinité de qualités différentes propres aux individuations qu’elle forme.

L’ontologie véritable est inaccessible : nous ne pouvons pas accéder à l’informessence authentique du réel. Le regard ascendant est un succédané qui a besoin d’installer une fondation arbitraire au réel pour démarrer. Actuellement c’est à partir du vide quantique et des champs élémentaires qu’il construit un pseudo-regard ontologique.

Un problème apparaît dans la définition de l’information : Pourquoi une qualité lui apparaît-elle avec le regard descendant tandis que seules des quantités sont vues par le regard ascendant ? Les deux regards se concentrent sur la même chose : une structure d’information. L’information étant la brique fondamentale, possède-t-elle intrinsèquement une qualité ou non ? Si le regard descendant est seul à la voir, l’ascendant peut prétendre que c’est une illusion.

Mais le troisième ingrédient nous permet de contredire cette affirmation : le regard ascendant n’est pas véritablement ontologique. Il se contente d’appliquer une forme à quelque chose qu’il ne peut pas saisir par essence. C’est-à-dire que l’information purement quantitative, que nous avons déclarée ontologique, ne l’est pas. Elle se réfère toujours à une gestation inconnue du réel, vers laquelle nous ne savons que lancer des hypothèses mathématiques.

Notre esprit ne sachant que donner une forme à cette exégèse, il abandonne la notion de substance. L’information est purement quantitative pour le regard ascendant parce qu’il ne sait pas quoi lui adjoindre. Il n’en voit pas la nécessité. La structure d’information tient en place toute seule. Mais rend-elle compte de toute la réalité ?

Non. Absolument non. Elle ne rend justement pas compte du qualitatif, dont il est impossible de se débarrasser pour une raison première : nous l’éprouvons en tant que conscience. C’est notre expérience la plus fondamentale, celle qui n’a jamais varié alors que le savoir, lui, entreprenait une longue suite de mutations. Qui ne sont pas terminées.

Le pôle Réel change, l’expérience du pôle Esprit demeure. L’ancrage le plus solide est là. Paradoxalement c’est l’origine du regard descendant qui est la plus fiable et permanente, tandis que celle du regard ascendant prétend être plus fondamentale mais navigue en fait vers ces profondeurs au gré des progrès de la science.

Donc il manque quelque chose à l’information quantitative pour décrire intégralement la réalité. La forme est un placage du pôle Réel sur l’essence de la réalité. Elle oublie quelque chose. Avec ses qualia, le pôle Esprit est plus proche de cette essence… puisqu’il en fait partie. Nous sommes monistes. Si l’esprit éprouve, c’est que le réel fait de même. Il n’est pas qu’une suite de chiffres.

La conclusion est alors celle-ci : nous ne devons pas séparer substance et information dans l’ontologie du réel. Le réel est un. Les séparations ne sont là que pour permettre à notre esprit de le saisir, de s’en décaler. La forme est propriétaire du pôle Réel. C’est bien l’apparence du réel pour l’esprit et non l’essence du réel. L’information quantitative est une réduction du réel à son apparence. Si nous disposions d’un regard ontologique authentique, alors quelque chose de plus s’ajouterait à cette information quantitative. C’est ce quelque chose de plus que le regard descendant traduit en qualités.

L’ontologie est bien qualitative. Le regard ascendant rate ce qui est mis en forme. Il l’oblitère derrière des notions telles que chaleur, énergie, changement. Qui n’ont pas d’explication ontologique. Aucune force, aucun champ, aucun algorithme ne permet de les définir.

C’est en donnant à toute chose réelle la possibilité d’éprouver sa qualité que nous devenons véritablement monistes.

Le paradoxe est que nous ôtons les qualités de la réalité en utilisant exclusivement le pôle Réel de l’esprit pour la décrire. Celui-ci utilise l’information en tant qu’outil descriptif, technicité logique purement virtuelle. En se désolidarisant du pôle Esprit, le pôle Réel réduit la réalité à son aspect structurel. C’est le matérialisme éliminatoire. Il n’arrive à décrire la réalité qu’en éliminant sa propre expérience. Ce qui en fait un faux monisme, et un authentique dualisme entre réalité concrète et monde des illusions.

Renversement épistémique de l’information ontologique : c’est bien l’esprit, par le pôle Réel, qui réduit l’information ascendante à un langage quantitatif. La conception de l’information qui domine la science actuellement est subjective. Elle ne peut être objective qu’en réintégrant sa part qualitative. En effet tout observateur qui détermine cette qualité, qu’il s’agisse d’un esprit humain ou de choses qualitativement identiques, est inclus dans la même réalité moniste.

Le regard ascendant ne l’est que d’une fondation conceptuelle et est faussement ontologique. C’est vrai aussi pour le regard descendant. Il s’ancre en fait sur une fondation conceptuelle à propos de ses propres modes de fonctionnement mentaux. Il est faussement épistémique. Ce n’est pas la fusion consciente qui juge ses parties, mais des parties conceptuelles qui jugent les processus conscients. Direction ascendant à l’intérieur même de l’esprit.

Le seul véritable regard descendant est l’expérience des processus. C’est éprouver le fonctionnement de l’esprit, la séquence des processus surimposés dans la dimension complexe. L’analyse du processus est toujours ascendante, son résultat éprouvé est toujours descendant.

Heidegger a dit : « La science ne pense pas ». Le philosophe traduit ainsi l’idée que la science soit une pure approche ontologique. Elle est fausse. La science pense depuis la représentation qu’elle place à la base de la dimension complexe. Tandis que les représentations non scientifiques (art, religions, fictions) occupent le sommet. Les scientifiques sont fortement contingentées par l’essence du réel, mais toutes sont des productions de l’esprit.

L’histoire de la science est celle d’une religion bouleversée par des changements radicaux de dogme. L’essence du réel, elle, n’a jamais varié. Il faut bien qu’elle ait été pensée pour que ses apparences aient autant changé. Comment son masque pourrait-il être modelé sans quelques fictions ? La science est une interaction permanente entre les pôles Esprit et Réel, au même titre que la philosophie.

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Peut-on éteindre la controverse entre déterminisme et indéterminisme ?

Une race d’extra-terrestres observe la Terre. La différence d’échelle de taille et de temps avec eux est telle que l’activité humaine leur semble un ballet frénétique de grains infinitésimaux, aussi aléatoire que des poussières dans un courant d’air. Impossible, pour ces E.T., de prédire le mouvement de ces grains sauf à l’aide d’une méthode originale : ils peuvent, grâce à une impulsion, matérialiser d’autres particules à la surface de la Terre. Les humains voient ainsi surgir du néant ce qui est pour eux les mets les plus délicieux.

Les humains se précipitent pour s’empiffrer, puis lèvent les bras vers le ciel et chantonnent des prières de remerciement. Les scientifiques E.T. observent les grains minuscules se rassembler et émettre des ondes mélodieuses. Ils s’étonnent de cette physique bizarre : le mouvement des grains est impossible à prédire sauf quand l’impulsion interagit avec eux. Plus stupéfiant encore : les grains, indépendants en temps normal, se superposent au même endroit, amplifiant la mélodie unique. Les E.T. décident d’appeler ce phénomène ’intrication cantique’…

La théorie quantique. Les ouvrages de vulgarisation se font un devoir d’insister sur l’éclatement de notre vision de la réalité qu’elle induit. Mais la connaissance n’est-elle pas une suite de renversements du même genre ? Peu avant la plénitude des choses matérielles avait laissé la place à un vide immense, habité seulement par d’infimes points atomiques. Effacement de la substance. Le temps absolu s’est aussi révélé un leurre. Nous voici accompagnés de notre temps personnel, partagé avec des voisins seulement parce qu’ils évoluent à une vitesse relativement proche de la nôtre. Les points de matière se révèlent être une superposition de probabilités. Est-ce une évanescence beaucoup plus terrifiante que les précédentes ? La réalité est toujours palpable, nos sens nous montrent la même. Elle s’est seulement enrichie, grâce à des technologies étonnantes. Ce sont des plans de réalité supplémentaires qui se créent, pas les précédents qui s’évanouissent.

Je trouve même la théorie quantique des champs curieusement rassurante : elle décrit la réalité à son échelle avec une précision inouïe, et remplace le néant par des lignes de champ et une populace quantique virtuelle grouillante. Jamais le vide n’a été occupé si densément ! Je ne m’étonne plus qu’il soit épuisant de marcher une journée entière, même sans obstacle apparent…

Pour les physiciens, derrière le désagrément de mathématiques difficiles à s’approprier, le regain d’assurance est patent. Désormais la réalité s’affranchit de discussions philosophiques insolubles sur essence et substance. Tout a lieu dans des espaces mathématiques.

Les particules de matière sont devenues excitations d’un champ qui leur est spécifique. Chacune est une onde de la plus petite intensité possible rapportée à l’énergie de la particule. Elle se promène dans son univers personnel. En l’absence de particule, les champs sont toujours présents, au repos, comme une mare sans ride quand aucune brise ne souffle. Mais en fait ils ne sont jamais complètement immobiles, ils oscillent légèrement : fluctuations quantiques attendues par le principe d’incertitude d’Heisenberg.

Le terme ‘particule’ n’est plus adapté. L’individuation quantique peut être aussi bien point, onde, nuage. Ses propriétés ne lui appartiennent plus. Elles n’apparaissent que dans les interactions avec d’autres champs. Cet individu connu seulement de manière mathématique s’appelle désormais ‘quanton’.

Vous connaissez certainement l’expérience de la double fente, dont les variantes montrent toute l’étrangeté du monde quantique. Un photon transite entre émetteur et récepteur par 2 fentes A et B. S’il ne rencontre pas d’interaction, il est impossible de dire s’il passe par la fente A ou B. Il produit une interférence avec lui-même sur le récepteur.

Si un appareil quelconque interagit avec le photon pour savoir s’il passe par A ou B, l’interférence est détruite. L’existence de cette information suffit. Pas besoin de la montrer. Par exemple polariser le photon par le passage à travers une plaque de mica, sans chercher à mesurer sa polarisation ensuite, détruit l’interférence. Si l’information à propos du trajet est annulée (par exemple le photon repasse par une plaque de polarisation à 45° qui change aléatoirement son état polarisé), l’interférence réapparaît.

Ce phénomène quantique ne touche pas que les particules élémentaires, mais aussi les molécules. NH3 a deux configurations spatiales possibles : l’atome d’azote au-dessus ou en dessous du triangle formé par les 3 atomes d’hydrogène. La molécule est dans un état superposé des deux configurations tant qu’une interaction n’a pas précisé la position de N.

Conclusion : un quanton n’a aucune propriété définitive tant qu’il n’est pas impliqué dans une interaction. Emplacement spatial, moment cinétique, spin… toutes les propriétés sont concernées. La mesure de l’une d’entre elles la détermine (effondrement des états superposés dans un état unique appelé eigenstate), mais les autres deviennent impossibles à connaître (principe d’incertitude de Heisenberg).

Deux quantons sont chacun dans leurs états superposés et présentent ensemble toutes les combinaisons de ces états. Une interaction entre eux peut réduire les combinaisons possibles pour une propriété. ‘Intrication’ : mesurer la propriété pour l’un des quantons indique l’état de l’autre. L’intrication ne tient pas compte de la distance séparant les quantons. C’est l’ensemble des 2 quantons qui possède la superposition des états et non plus les quantons individuels. Quand l’ensemble a un état défini, ceux des quantons individuels ne le sont pas. L’ensemble est un niveau d’existence indépendant des parties.

Nous avons là un parfait exemple d’émergence ontologique, qui sonne le glas de l’éliminativisme. Pourquoi les micromécanismes ne sont-ils pas tout ? Parce que ceux-ci sont justement une vision réduite, arbitraire, de la réalité complexe. Les ‘forces élémentaires’ sont elles aussi conséquences de cette réduction arbitraire. Il faut leur ôter leur caractère fondamental. Il n’existe que des forces configurationnelles tout au long de la dimension complexe.

Pour nos quantons, le niveau d’existence ‘fusion’ ne fait pas disparaître celui des ‘parties’. Lors de transitions de phase quantiques, il existe une renégociation entre les parties et leur fusion. L’enfantement d’un niveau par le précédent est continuel. La primauté des parties est indéniable dans l’échange qu’elles entretiennent avec leur fusion.

Le microscopique a introduit des incertitudes étranges et inattendues. Il est tentant de penser que la fusion, en tant qu’émergence, se limite à l’échelon quantique. C’est le discours qui a prévalu jusqu’à la fin du XXème siècle. Un objet macroscopique est vu comme la réunion de ses éléments déterministes et non comme une fusion indépendante s’imposant à eux. Attention quand nous cherchons un exemple. Dans un livre de physique excellent par ailleurs je lis à l’appui de l’éliminativisme : « L’état d’un bureau est la somme des états de ses composants individuels (matériaux, livres, crayons…) et non un bureau imposant son état indépendant aux composants ». Malheureux exemple qui n’a rien d’une fusion. Le bureau peut être vu comme système organisé par un humain mais il n’a rien d’un niveau auto-organisé. L’organisation n’existe que dans l’esprit de son propriétaire. Simple collection d’objets. Un véritable exemple de fusion macroscopique est une bactérie, dont le destin (mouvement, composition, duplication, symbiose, etc) n’est compréhensible que de son niveau d’existence supérieur. Compréhensible en tant que fusion fonctionnelle et non en tant qu’assemblage d’organites (et encore moins de ses molécules). Tandis que le destin du bureau réside… dans l’attachement que lui porte son propriétaire.

Il existe des intrications authentiques dans le monde macroscopique, très loin de l’échelon quantique. Les esprits humains sont intriqués par des mèmes sociaux. Ces concepts clonés dans les structures mentales font décider d’actes similaires aux humains, quelque soit leur emplacement sur la planète. Les humains intriquent leurs mèmes en ayant lu le même ouvrage, ou tenu une discussion qui a coordonné les opinions. Les mèmes sont des codifications de schémas neuraux à l’existence physique indéniable. Comme pour l’intrication quantique, ils ont une distribution et non une localisation spatiale. Existence indépendante de l’endroit, que l’on tend à dire ‘virtuelle’ parce qu’information pure. Mais toute chose matérielle n’est-elle pas de même une structure d’information ? La frontière entre matériel et virtuel est gommée. Nous pourrions remplacer ces termes par ‘information physique localisée’ et ‘information physique distribuée’.

La dissolution de la frontière entre virtuel et réel va bien au-delà du monde quantique. Ce changement de paradigme radical impacte notre vision entière de la réalité. Pour le comprendre, revisitons en premier lieu la version la plus courante de ce paradigme :

Lorsque nous pensons ‘probabilité’ c’est en tant que possibilité virtuelle, éventualité de réalisation parmi d’autres. Une probabilité n’a pas de réalité. Pas encore. Pas tant que le fait n’est pas survenu. Or nous venons de voir que c’est faux au moins pour les faits quantiques. Tous les états d’une particule quantique sont bien réels, chacun affecté de son taux de probabilité. Le quanton est la superposition de tous ces états. Aucun ne peut manquer pour une représentation complète. C’est l’ensemble qui, lors d’une interaction, décide de son résultat. La totalité s’organise avec celle d’autres particules pour former une issue qui est également une superposition de probabilités.

Qu’en est-il des faits macroscopiques ? Avant sa survenue, un fait n’existe-t-il pas déjà réellement, dans les éléments qui forment sa probabilité de réalisation ? Ces éléments sont des piles de niveaux organisés depuis l’échelon quantique. Leurs propres existences sont avérées. C’est-à-dire que leurs probabilités constitutives sont stabilisées dans leurs existences actuelles. Un élément, ou un fait, est l’organisation finale des probabilités surimposées. Une probabilité n’est pas alors virtuelle, dans le sens où elle n’aurait pas encore d’existence. Elle est parfaitement réelle. Elle est simplement susceptible de disparaître au profit d’une autre lors d’une interaction. Comme toute autre organisation.

C’est l’étonnant changement de paradigme apporté par le monde quantique. Pas vraiment une théorie en soi. Plutôt une autre manière de regarder la réalité. L’existence des choses est bien celle que nous connaissons. L’unicité d’un élément ou d’un fait macroscopique reste la même. Ce n’est que dans la constitution, l’existence préalable devenue structure intime, que s’introduisent les probabilités. Chaque élément ou fait doit être vu comme agrégation de probabilités réelles, et quelque chose de plus en tant que cet agglomérat. Fusion qui correspond à la substance que nous attribuons habituellement aux choses.

Notre changement de paradigme éteint l’opposition entre déterminisme et indéterminisme. C’est leur alternance qui construit la réalité. La réalité cherche ses solutions d’organisation possibles en écrivant des probabilités bien réelles. Phase de relation indéterministe. Elle en choisit une. Phase d’organisation déterministe par dessus la structure sous-jacente. Lorsque nous regardons la réalité dans la dimension complexe : par la direction ascendante, elle se constitue de manière indéterministe ; par la direction descendante, elle est constituée de manière déterministe.

Conclusion précieuse pour notre propos : elle nous dispense de faire le choix d’une fondation déterministe ou indéterministe au réel. Un obstacle majeur disparaît. En effet, la théorie quantique est un modèle probabiliste vérifié par le haut, mais impossible à vérifier par le bas. Nous avons la confirmation descendante mais pas l’ascendante. Nous ne disposons pas de la résolution d’observation nécessaire, stoppée par la limite technologique. Impossible d’éliminer les thèses superdéterministe ou déterministe non-locale comme fondation de la réalité. Peu importe : nous n’avons plus besoin de fondation ultime et nous avons dissous l’opposition entre réalité déterminée et indéterminée.

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Qu’est-ce que la réalité ?

Vis-je dans « la » réalité ou dans « ma » réalité ? Plus de 99% de l’humanité aujourd’hui utilise le premier choix ou ignore la question. Même philosophes et neuroscientifiques, parfaitement avertis que chacun vit dans sa réalité personnelle, nous n’en tenons pas compte au quotidien. Pour nous comme pour les profanes, il existe « la » réalité, que beaucoup comprennent mal, que certains déforment tellement qu’il faut les placer à l’asile. Tandis que nous-mêmes sommes ancrés dans une réalité si proche de la vraie qu’on peut les confondre. Assimilation permise par le fait que nous la partagions avec nos collègues les mieux informés. Nous serions réticents à avouer que cette réalité est en fait une coalescence de mondes personnels assez ressemblants, tournant à proximité de la réalité en soi. Certes les idées scientifiques sont sur l’orbite la plus voisine de ce soleil inaccessible. Mais un esprit ne contient jamais des concepts d’une seule catégorie. Un scientifique peut s’éloigner sur une trajectoire plus fantaisiste, chevauchant émotion ou croyance, comètes aveuglantes.

Tous persuadés de percevoir la réalité en soi ! Les conflits entre groupes d’opinions s’en ressentent. Chacun estime sa coalition assez vaste et solide pour dire qu’il s’agit de « la » réalité. Devant une divergence, l’incompréhension est totale. Chaque groupe estime que l’autre vit dans une illusion. Argument d’autorité. Mis en face d’une contradiction, le groupe n’en démord pas. « La réalité en soi peut sembler étrange. Nous ne connaissons pas tout d’elle. Cette contradiction n’est pas un défaut. Il y a sûrement une explication. Vous feriez mieux de penser comme nous et nous aider à résoudre le problème ».

Le groupisme est dissimulateur. Dans le détail, les réalités individuelles sont moins proches qu’annoncé. Subodorons que les groupes radicaux sont ceux ayant peur de découvrir des choses déplaisantes chez leurs membres. La focalisation sur les idéaux doit être totale, laissant les défauts dans l’ombre. Pas de dissension. La version utilisée de « la » réalité est celle que le groupe souhaite voir advenir. Les autres doivent être activement éliminées. Le groupe semble ainsi se rapprocher d’une réalité monolithique. Or justement la vraie est unique. C’est la réussite !

Malheureusement cette approche est fondamentalement erronée. Aucune réalité en soi n’a été atteinte. Nos représentations ne font que la cerner. Un nuage d’approximations la moule mieux que les statues que nous édifions dans nos têtes. Images trop précises qui nous aveuglent au mystère nous séparant indéfiniment d’elle.

Pour étoffer ce nuage, notre réalité doit être perméable à celle des autres. Examiner leurs erreurs, voir si nos vérités n’en font pas partie. Diffuser notre esprit dans le nuage. Le resserrer autour de « la » réalité grâce à la variété de nos approches. Conclusion sur un paradoxe : savoir que l’on approche de la réalité unique, c’est l’avoir rendue multiple.

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Qu’y a-t-il entre nous ?

Question posée aux Parisiens sur la façade du centre Pompidou par l’artiste Tim Etchells. Octave Larmagnac-Matheron en fait l’étude dans Philomag. Il voit entre nous langage, éthique, politique, cosmos. Cependant, de même que les enquêtes sur l’énergie listent ses formes sans dire ce qu’elle est au fond, Octave ne dit pas le point commun entre les aspects de l’entre-nous. De quoi sont faits tous ces liens virtuels aux effets matériels omniprésents ?

Le comprendre nécessite d’abandonner ‘entre’ et ‘lien’ pour ‘au-dessus’ et ‘surimposition’. La surimposition est la prise en compte du tout formé par des relations en tant que niveau d’information séparé. Indépendance relative, totalement intriquée à ses constituants. Mais la spécificité de cette information est attestée par le fait qu’elle est reconnue par d’autres du même type. Prenons un exemple : les traits du visage peuvent s’associer pour former une expression de bonheur. Le bonheur est une information surimposée aux traits. Elle en est relativement indépendante, puisque nous pouvons la reconnaître sur n’importe quel visage, dans un dessin, voire sur un robot humanisé. Le support varie ainsi du vivant à l’inerte, en passant par une simulation numérique, mais l’information ‘bonheur’ est la même.

Notre mental est un empilement de niveaux d’information surimposés. C’est la thèse développée dans Surimposium. “Je marche“ est une pensée que nous utilisons sans nous y attarder. Elle est au sommet d’une pile considérable de niveaux sensori-moteurs assemblés. Indépendance qui nous libère de la nécessité de contrôler chacune de nos fibres musculaires. Il en est de même pour tous nos concepts, nos mots, nos images des autres. Ils sont des surimpositions d’informations plus élémentaires. C’est le préalable indispensable pour comprendre ce qui se passe « entre nous ».

La relation se fait à de multiples étages d’information. C’est un mille-feuilles qui passe entre deux personnes. La plupart des feuilles sont traitées par les niveaux inconscients : attitude corporelle, phéromones, corpulence, habillement, ondes sonores transformées en langage mais aussi intonations, accent, etc. La conscience se voit présenter une synthèse de synthèses de synthèses… toutes surimpositions édifiées par les réseaux neuraux sous-jacents. Elles confèrent au moi conscient la possibilité d’une décision complexe.

La conscience au sommet ? Serait-elle le PDG de cette vaste entreprise ? Non, pour deux raisons. 1) Elle n’existe que par les réseaux sous-jacents. Ôtez l’inconscient et la conscience n’est qu’une coquille vide, dépourvue de toute expérience. 2) Il existe des niveaux d’information supérieurs au moi conscient. L’étagement virtuel continue, en cercles sociaux : couple, famille, clan, caste, culture, nation, espèce, mysticismes. Chacun forme une conscience sociale qui s’impose à la représentation du moi. La conscience apprend à organiser sa décision entre des sensations éprouvées et des impératifs supérieurs.

Au final ce n’est pas un entre-nous mais un entre-moi que nous expérimentons au quotidien. Connaître son édifice mental aide à s’en extraire. Commençons donc par les étages inférieurs. Chérie, une partie d’entre-jambes ?

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Que serait une écologie efficace ?

Que dire de la galaxie écologiste ? Elle a ses scientifiques, ses porte-paroles, ses partis, ses extrémistes. Aucune gouvernance. Sans doute son handicap majeur face aux méga-industries très structurées. Absence de direction qui laisse en lice des lignes adversaires. Certaines, radicales, causent grand tort au mouvement. Anarchisme serein devant les contradictions ?

Voici une incohérence jamais citée : une partie des solutions relève de la gestion collective, l’autre du survivalisme individuel. Devons-nous surmonter la crise ensemble ou tenter d’y échapper dans son coin ? Si les ressources sont limitées, combien seront détournées par des initiatives locales sans effet significatif sur le destin de la planète, ou aggravant la situation d’autres populations ?

Les dossiers sur la catastrophe climatique à venir mélangent grandes conférences internationales et récits de retour à une vie plus naturelle. Des procédés ancestraux sont exhumés pour une exploitation respectueuse du milieu. Pour qu’ils prennent un sens, il faut abandonner la technologie édifiée par dessus. Progression et régression se contemplent dans une double page. Éblouis par tous ces bons sentiments, nous n’y relevons pas d’incohérence. Pourtant la fente entre les pages est bien un fossé infranchissable. D’un côté ceux qui veulent augmenter leur contrôle sur le monde, de l’autre ceux qui préfèrent l’abandonner. Nature jugée dépassable par les premiers, définitivement plus compétente que nous par les seconds. L’humain doit-il rendre ou non son tablier de gestionnaire planétaire ?

Cette lutte interne affaiblit terriblement l’effort écologique, voire l’annihile. La technologie est un remède pour les uns, un chancre pour les autres. La vieille garde écolo a réussi à abattre l’industrie nucléaire, favorisant une crise énergétique et l’essor du charbon, bien plus pollueur. Éviter une improbable catastrophe nucléaire a conduit in fine à amplifier la probabilité de la catastrophe climatique. L’absence de direction consensuelle coûte très cher.

Les mouvements écologistes ont certes besoin de gagner en pouvoir. Faut-il l’exercer directement ? Non car c’est de facto exclure d’autres moteurs fondamentaux de la société. Déléguons ce pouvoir à des instances indépendantes, capables d’une réflexion synthétique, hiérarchisant les intérêts en jeu. Il ne s’agit pas là d’élitisme mais de collectivisme s’imposant aux intérêts individuels.

Économies et industries sont des structures collectives qui ont permis la multiplication et la perpétuation de vies humaines au-delà de ce que permettaient les simples processus naturels. Les ébranler menace toutes ces vies. Les politiciens semblent impuissants à les contrôler. Mais leurs débordements viennent en premier lieu du pouvoir illimité donné pour améliorer nos vies, sans intégrer le coût pour la planète. Les industries n’ont pas pour objectif de détruire l’environnement, seulement d’améliorer productivité et rentabilité, pour notre profit de consommateur. Et d’épargnant. Rappelons que la décroissance n’inquiète pas seulement le sybarite mais aussi l’écureuil en nous. La croissance intègre l’idée d’amortir les années difficiles. Ses inversions font partie des pires épisodes de l’humanité. La décroissance est un inconnu au même titre que le réchauffement.

Les entreprises sont habituées à gérer une multitude de contraintes. Le coût écologique n’est qu’un paramètre supplémentaire. Encore faut-il qu’il devienne universel. Deux manières complémentaires : 1) hiérarchique, par la création d’agences supranationales mesurant l’impact écologique de l’entreprise, pour en faire un coût de production; 2) participative, par les consommateurs évaluant le bénéfice de l’achat versus le coût écologique. De cette manière la décroissance reste un engagement individuel, volontaire, plus facile pour les gens qui ont crû que ceux au creux… de la vague du confort.

Pour notre double regard, ceci est l’approche ascendante, direction ontologique du sauvetage de la planète. Niveau des besoins humains, niveau de production, niveau de gestion. Le niveau supérieur cherche à maximiser le bénéfice moyen au niveau inférieur, selon un paradigme qui lui appartient. Il prend différentes formes et tend à se stabiliser sur le plus efficace, actuellement une variété de capitalisme teinté de socialisme.

L’approche descendante est celle qui installe les théories et corrige les paradigmes gestionnaires. Ce n’est pas le même étage de notre mental qui éprouve des pulsions et imagine les meilleures façons de les réaliser. La société, émanation commune de nos cerveaux, fonctionne de même. Les meilleurs inventeurs imaginent des solutions capables d’augmenter la satisfaction moyenne de nos besoin, parfois au prix de gros écarts individuels. La limite acceptable de ces écarts, comme la limite de tolérance de la planète, mais aussi la limite de résistance des défavorisés, sont des paramètres entrant dans l’algorithme de gestion global. Approche complexe et incompréhensible pour la majorité des individus. La seule manière de l’installer est de reconnaître la prééminence du collectif sur les individus. En sont-ils capables ? Pas tous. Surtout quand beaucoup ne rêvent que de devenir calife à la place du calife.

La planète mourra peut-être de la prolifération des experts auto-consacrés.

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